Le président syrien Bachar al-Assad et le journaliste de l'AFP Sammy Ketz (AFP / SANA)

Rencontrer Bachar al-Assad

DAMAS, 23 janv. 2014 – Cela faisait deux ans que nous cherchions à interviewer Bachar al-Assad, sans succès. Le président syrien, à la tête d’un pays en pleine guerre civile, accusé de crimes par l’opposition et par les grandes puissances occidentales, n’est pas facile à approcher par les médias.

Et puis tout-à-coup, le mardi 14 janvier, un proche du président m’appelle à mon bureau, à Beyrouth. Il me demande de venir à Damas le lendemain pour rencontrer, le jeudi, la directrice du bureau des médias et des communications de la présidence syrienne. Il est clair que quelque chose se prépare.

Cette responsable m’explique qu’Assad ne donnera qu’une seule interview avant la conférence de paix de Genève II, prévue la semaine suivante entre représentants du régime et opposants en exil. Et cette interview, c’est pour nous.

Le président apprécie les questions directes, précise la directrice. Nous discutons ensuite de l’organisation de l’entretien. Nous touchons au but : l’AFP aura cette interview exclusive de Bachar al-Assad.

Une rue de Deir Ezzor, dans le nord-est de la Syrie, le 4 janvier 2014 (AFP / Ahmad Aboud)

Je reste dans la capitale syrienne jusqu'à la rencontre, programmée pour le dimanche 19 janvier. La journaliste du bureau de l’AFP à Beyrouth Rana Moussaoui et le photographe Joseph Eid m'accompagneront. La veille de l'interview, Rana et moi mettons au point les questions ainsi que l'ordre d'importance dans lequel nous les poserons (l'entretien doit en principe durer vingt minutes, mais il faut prévoir le cas où l'on nous autoriserait à poursuivre plus longtemps).

La nuit avant le jour-J, nous dormons peu. Nous avons tous trois les nerfs tendus à l’idée de nous retrouver, quelques heures plus tard, face à l’un des hommes les plus controversés de la planète, acteur principal d’une crise si grave qu’elle a généré un regain de tension digne du vieux temps de la guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie.

L'interprète: la ministre de la Culture

Dans la matinée, une voiture de la présidence vient nous chercher à notre hôtel. Elle nous conduit au palais présidentiel, surnommé le palais du Peuple, situé sur une colline qui domine Damas. A l’entrée, nous devons franchir un portique détecteur de métaux, mais en dehors de cela aucune mesure de sécurité particulière n’est visible dans l’immense complexe.

Nous sommes conduits dans un salon avec la ministre de la Culture, Loubna Mouchaweih. Ce professeur de linguistique, parfaitement francophone, est chargée de traduire mes questions, tandis que Rana posera les siennes directement en arabe. En attendant l’arrivée du président, nous discutons d’archéologie et de protection des sites historiques.

Le président syrien Bachar al-Assad pendant son interview avec l'AFP (AFP / Joseph Eid)

Enfin, Bachar al-Assad fait son entrée. Il vient à notre rencontre avec simplicité, un sourire aux lèvres. Il a même l’air un peu timide. Il nous serre la main. Nous nous présentons. Il me demande si, avec un nom comme Sammy, je suis libanais comme Rana et Joseph. Puis il nous dit, courtois: « Ecoutez, posez des questions directes et je vous répondrai de la même façon ».

Tout est gigantesque dans la pièce où nous nous trouvons: les hauts plafonds décorés, les boiseries damascènes, les baies vitrées. Le président confie: « Vous savez, je n'habite ni ne travaille ici. C'est trop vaste. Je préfère mon bureau et ma maison en ville, c'est plus confortable».

Physiquement, Bachar al-Assad, 48 ans, ne correspond pas à l'image que l'on se fait d'un autocrate au Proche Orient, comme c’était le cas en Irak avec Saddam Hussein, ou en Libye avec Mouammar Kadhafi. Tous deux avaient des traits rudes et une allure brutale. Rien de tel chez le président syrien, ancien étudiant en ophtalmologie propulsé au pouvoir en 2000 à la mort de son père Hafez al-Assad. Avec son élégant complet sombre sur une chemise et une cravate bleues, il ressemble plutôt à un cadre supérieur, un peu frêle, avenant. Ses collaborateurs s’adressent à lui comme n’importe quel collaborateur de n’importe quel chef d’Etat, on ne lit aucune trace de peur dans leur regard.

Restes d'un obus de mortier à Daraya, au sud-ouest de Damas, le 17 janvier 2014 (AFP / Fadi Dirani)

Assad nous explique qu'il a donné des interviews au moment des menaces d'attaques américaines fin août contre son pays, alors qu’il était accusé d’avoir franchi une « ligne rouge » en employant des armes chimiques contre la population. « J'ai disparu ensuite des médias pendant trois mois. C'est avec vous que je refais mon apparition ».

Puis nous passons dans la bibliothèque où la caméra est installée. La présidence syrienne pensait au départ qu'il ne s'agirait que d'une interview de presse écrite. Elle nous a finalement autorisés à poser nos trois premières questions à Assad devant une caméra, à condition que ces trois questions lui soient communiquées à l'avance et que l'entretien soit filmé par ses soins. Toutes les questions suivantes, celles que nous poserons hors caméra, sont en revanche libres et sans contrôle préalable. Assad ne refusera de répondre à aucune d'entre elles.

Ton courtois, propos fermes

L'entretien devait en principe s’achever au bout de vingt minutes. Il en durera quarante-cinq. La directrice du bureau des médias fait semblant de protester. A la fin de la rencontre, Assad nous salue et se rend dans son bureau où des invités l'attendent.

Durant toute l'interview, le ton est courtois mais les propos sont fermes. Assad nous a demandé de lui poser des questions sans détour. Notre trac est tombé et nous ne nous en privons pas. Nous l’interrogeons sur le comportement de son armée, sur le bombardement de civils. Il répond sans manifester aucune trace d’agacement.

Bachar al-Assad pendant l'interview (AFP / Joseph Eid)

Mais son discours n’a pas varié depuis le début de la crise : l'armée n'a commis aucun crime, le soulèvement n'a jamais été une révolution, les initiateurs sont les pays étrangers hostiles à la politique syrienne. « Il ne s'agit pas d'une révolte populaire contre un régime qui opprime son peuple, ni d'une révolution en vue de la démocratie et de la liberté, comme les médias occidentaux ont voulu présenter les choses », affirme-t-il. « Une révolution populaire ne saurait durer trois ans puis échouer, une révolution ne saurait répondre à des agendas extérieurs ».

Et puis nous l’interrogeons sur comment sa vie personnelle a changé depuis le début de la crise, et il se met à parler de ses enfants (il a deux garçons et une fille). Pour la première fois depuis le début de l’interview, il s’épanche un peu : « oui c'est difficile d'expliquer la guerre aux enfants; mais nous sommes une famille où nous avons l'habitude de parler et c'est que nous faisons »…

D'habitude, lorsqu’Assad rencontre des journalistes, ce sont les services du palais qui prennent toutes les photos. Mais après de longues discussions, la directrice du bureau des médias accepte que notre photographe Joseph Eid prenne dix images, dont seulement cinq seront publiées après avoir été sélectionnées par la présidence. C'est exceptionnel. A la suite de l'interview, la présidence publiera également d'autres photos, prises par un photographe officiel.

Le palais enregistre l'interview et c'est lui qui nous fournira la transcription en arabe, en anglais et en français. Nous vérifions : rien n'en a été coupé.

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Sammy Ketz est le directeur du bureau de l'AFP à Beyrouth.