Dans les entrailles de la « favela verticale »
CARACAS, 12 août 2014 – Ce devait être le plus grand centre financier de Caracas. C’est devenu une véritable favela verticale squattée par trois mille personnes. Bienvenue à la Torre de David, un monstre de béton de 195 mètres de haut dont la carcasse inachevée domine le quartier d’affaires de Candelaria depuis plus de vingt ans.
Ce ne devait être la maison de personne. En 1990, le banquier David Brillembourg imagine le « Centro Financiero Confinanzas », un complexe de trois tours de verre de respectivement 45, 20 et 10 étages dont il souhaite faire le « Wall Street de Caracas ». Il en confie la réalisation au célèbre architecte vénézuelien Enrique Gómez. Mais en 1993, alors que l’immeuble est achevé à 60%, Brillembourg meurt subitement et, dans le même temps, son empire financier s’écroule, emporté par la grave crise bancaire qui frappe le pays. Les travaux de ce qui est déjà surnommé la « Tour de David » sont arrêtés. Ils ne redémarreront jamais.
En octobre 2007, environ 900 familles sans logement envahissent le complexe et s’installent dans des tentes au rez-de-chaussée. Rapidement, les squatters commencent à conquérir les étages supérieurs. A partir de là, la tour se transforme en un insolite bidonville vertical, et acquiert la réputation de repaire de délinquants en tout genre. Elle devient aussi le symbole des occupations illégales de centaines d’immeubles privés tolérées par le gouvernement socialiste d’Hugo Chávez.
En ce petit matin du 24 juillet, j’arrive aux portes du gratte-ciel-favela avec une équipe multimédia de l’AFP. Nous avons voulu prendre un peu d’avance sur le cortège gouvernemental qui s’apprête à débouler sur place pour assister au lancement de « l’opération Zamora ». Celle-ci consiste dans le « déplacement volontaire » vers des logements gouvernementaux de la cité Ciudad Zamora, dans la banlieue de Caracas, des 1.156 familles qui occupent illégalement la tour.
« Halte ! » Nous sommes bloqués à l’entrée par un homme qui porte un survêtement Adidas et des lunettes noires. Il s’affirme garde de sécurité. « Aucun journaliste ne rentre avant que le ministre n’arrive. C’est lui-même qui m’en a donné l’ordre », affirme notre cerbère. Autour de lui, plusieurs dizaines de militaires vaquent à travers les piles de cartons de déménagement, de meubles, de frigos et de lave-linges soigneusement étiquetés.
Le « ministre de la Transformation de Caracas », Ernesto Villegas, a été chargé par le président Nicolas Maduro de superviser l’évacuation progressive de la tour et le relogement des quelque 3.000 squatteurs. Un total de 77 familles doivent être relogées au cours de cette première journée de l’opération. Quand le ministre arrive, certaines d’entre elles ont déjà pris place dans l’autobus qui doit les conduire vers leurs nouveaux logements. Les passagers sont tous vêtus de gilets fluorescents. Tous refusent de nous parler à l’exception d’Inés Orozco, qui s’est occupée de faire la liaison entre les habitants de la tour et le gouvernement et qui est, à ce titre, autorisée à s’exprimer devant les médias.
« S’il vous plait, ne vous dispersez pas. Nous devons rester groupés, c’est pour votre sécurité », nous lance le ministre. Pour nous, le message est clair : pour trouver les meilleures histoires, nous devrons nous écarter du parcours officiel de la visite.
AFP / Leo Ramirez
Selon Inés, l’arrivée massive des 900 premières familles il y a sept ans a été difficile, mais la communauté s’est rapidement organisée. Des règles de « copropriété » ont été adoptées. Des coordinateurs et des délégués ont été nommés pour chaque étage. En 2012, le cabinet Urban Think Tank avait remporté un Lion d’Or à la Biennale d’architecture de Venise avec une étude sur la vie quotidienne et l’organisation sociale dans la Tour de David.
« Nous avons réussi à ce que ça marche, mais en vérité, vivre ici est très compliqué », explique Inés. «Il y a tous ces étages à gravir tous les jours, il y a le manque d’eau… »
Sur les 45 étages de la tour principale, seuls les 28 premiers sont habités. Dans les 17 derniers, la structure de l’immeuble n’a même pas été achevée. Mais même dans les étages « habitables », les conditions sont déplorables : crevasses, murs de briques nus, amarres métalliques visibles. Et le pire : l’absence de balustrades dans les escaliers, les terrasses et les balcons.
Cette carence a fait une victime en 2010 : une fillette de cinq ans, qui s’est tuée en tombant du 25ème étage. Sa maman, Kimberly Caminiti, s’en souvient la voix brisée. Aujourd’hui, cette femme de 44 ans née aux Etats-Unis et arrivée au Venezuela dans sa petite enfance, habite encore la Tour de David. Elle s’occupe de distribuer du café aux « invités » qui se sont aventurés dans les étages.
AFP / Leo Ramirez
En montant les escaliers, je suis pris de vertige. Comment ne pas l’être pendant cette ascension sans la sécurité d’une balustrade ? A un moment, le capuchon de mon stylo tombe, glisse dans le vide et se perd dans l’abîme au-dessous de moi…
Sur chaque palier, des montagnes d’ordures se sont accumulées, faute d’un système efficace d’enlèvement des déchets. Une épaisse couche de crasse recouvre les tuyaux d’un système de ventilation qui n’a jamais eu l’occasion de fonctionner. Partout de la poussière, et cette odeur nauséabonde. Pour l’ensemble des 28 étages, l’approvisionnement en eau n’est assuré que grâce à deux petites pompes. Mais tout le monde, ou presque, bénéficie de la télévision par satellite, captée à l’aide de paraboles accrochées sur les parois du gratte-ciel.
Les couloirs sont constellés de graffitis et de petites annonces. Obscénités et insultes cohabitent avec des slogans pro-Chávez et les offres de services de baby-sitting, de photocopie, d’impression, de transport, de restauration à domicile… Il y a même une affichette qui vante les services d’un orthodontiste, proposant « des appareils dentaires à bon prix pour rendre ton sourire impeccable ».
AFP / Leo Ramirez
« Ne dites pas devant eux le mot expulsion », me conseille un collègue. « Cela pourrait heurter leur sensibilité. Il vaut mieux dire transfert, ou déménagement ».
Mary Garcia, voisine du 12ème étage, attend l’arrivée du ministre Villegas pour exprimer son inquiétude. Elle s’apprête à quitter la Tour de David après six ans. Trouvera-t-elle du travail près de son nouveau logement ? Dans quelle école étudieront ses enfants.
Hors caméras, le ministre explique aux journalistes qu’il ne sait pas encore quand la totalité des habitants de la tour auront déménagé. Une consultation publique devrait être organisée prochainement pour décider de l’avenir de l’immeuble une fois qu’il sera vide.
« Si ça ne tenait qu’à moi, j’opterais pour la démolition », confie-t-il.
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Gerardo Guarache Ocque est un collaborateur de l'AFP basé à Caracas.