Sur le front ukrainien, les défis d'informer
En bientôt dix mois de guerre en Ukraine, l’AFP a organisé quelque 80 missions d’envoyés spéciaux pour aider son bureau permanent à Kiev à couvrir ce conflit d’une envergure inédite en Europe depuis la Seconde guerre mondiale.
Venus du monde entier, ces envoyés spéciaux (texte, photo, vidéo), formés au reportage en milieux hostiles, effectuent des séjours prolongés dans les zones de combat de l’est et du sud de l’Ukraine, navigant à proximité des lignes de front.
Dans ce blog, onze d’entre eux expliquent les difficultés auxquelles ils ont été confrontés, et comment leur regard sur ce conflit a évolué au fil de leurs séjours.
Travailler avec l’armée, “c’est compliqué”
De nombreuses contraintes entravent au quotidien le travail des journalistes à proximité du front. Outre le danger, il faut composer avec l’armée ukrainienne, qui accorde - et parfois retire – les accréditations indispensables pour franchir les “checkpoints” permettant d’accéder aux localités proches des combats ou nouvellement reconquises.
“C’est très difficile de travailler”, résume Dimitar Dilkoff, photographe bulgare qui était basé à Moscou jusqu’à l’invasion russe, et qui enchaîne les séjours en Ukraine depuis.
“Si vous prenez des images et que vous les publiez, l’autre camp peut parfois facilement repérer le lieu exact et bombarder cet endroit (…) Prendre une photo peut être très compliqué. Il me faut parfois beaucoup de temps pour expliquer que je ne veux pas l’utiliser tout de suite, que je la garde pour nos archives.”
“Ils vous laissent enregistrer uniquement ce qu’ils veulent, ce qui illustre leurs succès”, dit aussi Aris Messinis, photographe de l’AFP à Athènes, qui a effectué plusieurs missions en Ukraine depuis 2014. “Quand ils subissent des pertes, ils ne permettent pas qu’on le voie, même si ce sont des blessés et non des morts. Ils ont peur de casser le moral de leurs troupes ou des civils.”
“Il y a constamment la menace, si on va dans un endroit où ils ne veulent pas qu’on aille, si on parle de quelque chose dont ils ne veulent pas qu’on parle, de perdre notre accréditation”, souligne Dave Clark, journaliste basé à Bruxelles qui a couvert de nombreux conflits pour l’AFP depuis 20 ans.
En pratique, pour ne pas risquer de perdre des accréditations et protéger ses journalistes, l’AFP doit parfois attendre pour diffuser certaines images, ou ne pas préciser leur localisation exacte. Et parfois “ruser un peu” avec l’armée, dit Arman Soldin, journaliste reporter d’images (JRI) habituellement basé à Londres.
“Il faut trouver le bon équilibre, pousser le plus possible pour avoir accès, sans se griller avec les militaires”, résume Dylan Collins, JRI en poste à Beyrouth. Dans ce contexte, multiplier les séjours permet de se lier avec certaines unités, et d'obtenir des accès impossibles initialement.
Avec certaines brigades, “on a maintenant d’excellentes relations, soit avec des commandants soit avec de simples soldats. On les suit, on se tient au courant, on s’envoie des (messages sur) Signal”, dit Daphné Rousseau, reporter basée à Paris qui a effectué trois missions en Ukraine depuis février.
Ces contacts ont notamment permis à une équipe de l’AFP d’accompagner en octobre une unité ukrainienne surnommée Cargo 200, spécialisée dans le ramassage de soldats morts, à Sviatoguirsk, dans la région de Donetsk. Ou encore de suivre en novembre une unité d’ambulanciers ramenant des blessés du front, près de Bakhmout, devenu le théâtre des affrontements les plus acharnés du Donbass.
Mais pour Emmanuel Peuchot, qui depuis octobre coordonne le bureau de l’AFP à Kiev, ces occasions sont trop rares pour rendre compte de “toute la violence”, de “la boucherie” de ce conflit. Dans cette guerre qui a réveillé le spectre d'une déflagration mondiale, aucun des deux camps n'a révélé précisément les pertes subies jusqu'ici.
Tensions avec les civils
Les contacts avec les civils peuvent aussi être très tendus, surtout dans le Donbass, où la guerre dure depuis près de neuf ans et où de nombreux habitants sont pro-russes.
Quelle que soit leur nationalité, les reporters de l’AFP ayant travaillé dans l’Est du pays ont, à un moment ou à un autre, eu affaire à des habitants hostiles. Ces derniers considèrent souvent les journalistes comme responsables des bombardements sur leur région.
Bülent Kilic, photographe basé à Istanbul, et Ionut Iordachescu, JRI basé en Roumanie, ont connu un moment particulièrement tendu dans la localité quasi-constamment bombardée de Bakhmout, en août: alors qu’une bombe à fragmentation était tombée tout près de l’endroit où ils se trouvaient, un habitant s’est élancé vers eux avec un couteau.
“C’était vraiment effrayant”, dit Ionut. “Mais je ne peux pas lui en vouloir. Ils vivent une situation très, très dure depuis longtemps, ils sont traumatisés.”
“Pour être honnête, quand les journalistes arrivent, ils espèrent qu’il va se passer quelque chose, peut-être voir des morts”, dit Bülent. “Attaquer avec un couteau, c’est inacceptable, mais être en colère, je peux comprendre.”
Heureusement, l’hostilité est loin d’être généralisée. Dylan évoque des habitants tellement habitués à l’artillerie qu’ils vont “s’arrêter pour répondre à vos questions”, malgré des tirs tout proches. Même dans des endroits comme Bakhmout, où “beaucoup de gens nous crient dessus, on trouve toujours des gens” qui veulent parler, dit Dave.
“Nuances” et équilibre des sources
Dans l’est de l’Ukraine, le conflit est moins “manichéen” qu’à Kiev, Lviv ou Odessa, où le discours patriotique ukrainien est omniprésent, souligne Cécile Feuillâtre, journaliste basée au service international à Paris. Les frontières entre agresseur et agressé sont plus floues, “c’est ce qui rend le Donbass très intéressant, il y a des nuances”.
Frontières floues aussi parfois entre ceux étiquetés “collaborateurs” ou “patriotes” ukrainiens, selon Daphné. Lors d’un premier séjour, elle a rencontré à Lyman, dans le Donbass, une femme qu’un policier ukrainien avait présentée comme un pilier de la “résistance” face à l’offensive russe.
Au séjour suivant, elle apprenait que cette femme avait finalement collaboré avec les Russes et était partie en Russie. Des “revirements” qui s’expliquent parfois par le simple besoin de recevoir de l’aide humanitaire.
Dans certaines villes récemment libérées, comme Kherson, la chasse aux “collaborateurs” crée parfois “une atmosphère très pesante”, souligne aussi Emmanuel. D’autant que souvent, c’est un sentiment d’ambivalence qui domine. Une partie des habitants “veulent juste que (la guerre) s’arrête”.
Recueillir des témoignages qui permettent de comprendre ces nuances prend du temps, a fortiori quand on travaille avec un interprète.
Ils sont d’autant plus précieux que les reporters sont dans l’impossibilité d’aller documenter directement “l’autre côté” de l’histoire, le côté russe du front, comme le voudraient les règles de l’agencier sur l’équilibre des sources.
“Bien sûr que je voudrais voir plus l’autre côté, mais c’est impossible”, dit Yasuyoshi Chiba, photographe basé à Nairobi. “Mais je pense qu’on fait à 100 % ce qu’on peut” pour équilibrer.
Les autorités russes restreignent sévèrement l'accès à leur front. Malgré des demandes répétées et une présence permanente en Russie depuis des décennies, l'AFP n'a pu obtenir jusqu'ici de laissez-passer pour aller suivre les Russes au combat.
Tout au plus ont-ils pu participer, au printemps, à quelques visites de villes “conquises” organisées par les autorités russes pour la presse, comme à Marioupol, Berdiansk ou Kherson, avant la reprise de cette dernière par les Ukrainiens.
L’AFP a explicité, dans ses reportages, comment étaient organisées ces visites. Mais cette couverture lui a valu des commentaires “très énervés” des autorités ukrainiennes, souligne Dave.
Ces critiques illustrent la guerre de l’information que se livrent les deux camps, qu’il faut constamment garder à l’esprit, souligne Daphné. Sept ans de couverture du conflit israélo-palestinien lui ont “beaucoup servi” pour ne pas se “faire happer par la communication de l’un ou de l’autre”, dit-elle.
Dans ce domaine, les reporters sont aussi épaulés par les journalistes du service d'investigation numérique de l’AFP, qui vérifient, et régulièrement démontent, des informations trompeuses sur le conflit véhiculées sur les réseaux sociaux.
Retour à Kiev
En comparaison, Kiev - où les spéciaux de l’AFP finissent habituellement leur mission, pour prendre un train qui les ramènera en Pologne – est un autre monde.
Ceux qui ne connaissaient pas l’Ukraine avant-guerre se disent souvent frappés par l’ambiance de la capitale, très européenne, avec ses quartiers de “hipsters” comme à Paris ou Berlin, souligne Bülent.
Depuis la reprise des frappes russes et leur cortège de coupures d’électricité, d’eau et de chauffage, la guerre est redevenue plus proche et Kiev a perdu le calme relatif qu’elle affichait encore au début de l’automne. En octobre, la première frappe par drone est survenue tout près de Chiba, dont les clichés ont fait le tour du monde.
Mais même s’il a dû travailler à la lueur d’une bougie lors de son dernier séjour fin novembre, Bülent a pu aller voir de jeunes Ukrainiens danser dans une boîte de nuit. C’était un des objectifs de son dernier séjour: trouver “des images de gens qui s’embrassent, qui montrent leur amour. Car dans ces conditions, privés d’électricité, d’eau, avec des missiles qui frappent régulièrement, je vois que les jeunes cherchent refuge dans l’amour.”
Comme les autres photographes, il espère capturer des moments qui resteront comme emblématiques de cette guerre, une fois la paix revenue.
Mais personne ne s’attend à une paix rapide. Désormais familiarisés avec le front ukrainien, les spéciaux se préparent à y retourner, même si ce conflit qui dure ne fait plus autant la Une des médias occidentaux qu'au début.
“Je me sens coupable à la fin de chaque mission, car moi je peux repartir”, dit Chiba. “Les gens réfugiés dans les caves n’ont pas cette possibilité d’être libérés de la peur.”
“Il y a une certaine fatigue de ce conflit et c’est normal, les gens ne peuvent pas rester connectés 24/24 à ce qui se passe en Ukraine”, dit Ionut. “Même mes amis en Roumanie, pourtant si proche de la frontière, s’intéressent moins à ce qui se passe. Mais cette lassitude, c’est un luxe que les Ukrainiens n’ont pas, nous devons continuer nos efforts et couvrir cette guerre sans relâche”.
Propos recueillis par Catherine Triomphe