Comment l'AFP a attrapé "le Serpent"
Quand le tueur en série français Charles Sobhraj, surnommé "le Serpent", a été libéré de prison au Népal, les autorités locales ont tenté de l'expulser le plus discrètement possible du pays. Mais le journaliste vidéo de l'AFP Atish Patel a pu le pister et obtenir un entretien exclusif.
Peu avant Noël 2022, par un jour calme au bureau de l'AFP à Tokyo où il travaille, Atish Patel voit son téléphone sonner. Il est loin d'imaginer que cet appel va le faire côtoyer 24 heures plus tard l'un des plus célèbres tueurs en série de la planète.
La Cour suprême du Népal vient par surprise d'ordonner la libération de Charles Sobhraj pour des raisons médicales et son expulsion vers la France sous 15 jours.
Celui qui a inspiré la série à succès diffusée sur Netflix "Le Serpent", un surnom qui lui vient de sa capacité à prendre d'autres identités pour échapper à la justice, était incarcéré depuis près de 20 ans au Népal, où il avait été reconnu coupable du double meurtre de touristes nord-américains commis en 1975.
Au total, Sobhraj est soupçonné d'une vingtaine de meurtres à travers l'Asie dans les années 1970, souvent des routards occidentaux qui voyageaient sur la piste des hippies. Se faisant passer pour un négociant en pierres précieuses, il se liait d'amitié avec ses victimes, avant de les droguer, de les voler et de les assassiner.
Le jour de sa libération, un journaliste de l'AFP à Katmandou, Sagar Ghimire, surveille la prison d'où le plus célèbre détenu du pays peut sortir à tout moment, pendant qu'Atish est envoyé en urgence au Népal.
Objectif: prendre le même avion que Sobhraj en route vers la France, en vue de l'interviewer à bord. Arrivé à Katmandou, Atish achète des cartes SIM à l'aéroport quand Sagar obtient la confirmation de l'itinéraire qu'il va prendre: un vol avec escale à Doha, décollant le jour même.
Le bureau de l'AFP de New Delhi se charge aussitôt de réserver un billet pour Atish, qui ne bouge pas de l'aéroport.
Sagar était devant la prison avec d'autres journalistes quand Sobhraj a été transféré à l'abri des caméras dans un centre d'immigration. Et quand l'heure vient de l'emmener à l'aéroport, les autorités népalaises déploient un leurre impressionnant: trois convois différents, chacun transportant un homme vêtu comme le Français et placé sous bonne garde. Aucun média n'a ainsi pu faire une photo des premiers moments de liberté du vrai "Serpent".
Atish n'avait que des images de 2014 pour identifier l'homme âgé aujourd'hui de 78 ans.
"Pendant que je faisais mon check-in, j'étais assez inquiet à l'idée de le rater, de ne pas pouvoir le reconnaître", explique-t-il.
Quelques minutes avant le décollage, Sobhraj apparaît enfin à la porte d'embarquement escorté par des policiers, portant le même type de casquette que sur les photos de 2014.
Atish commence immédiatement à filmer avec son smartphone, mais le personnel de sécurité l'interrompt et ses images sont effacées. Il lui faudra donc tenter le tout pour le tout dans l'avion.
Atish attend Sobhraj à l'avant de l'appareil. Quand il apparaît seul, le journaliste le filme et lui demande sans préambule: "Qu'est-ce que ça fait de se sentir libre?" "C'est génial", lui répond Sobhraj du tac au tac.
"Il n'avait pas l'air décontenancé, il était plutôt calme", se souvient Atish. Personne d'autre à bord ne semble avoir reconnu le "Serpent", en dépit de l’expression du visage, qui semble horrifié, d'une passagère assise à côté de lui quand Atish le prend en photo.
Le journaliste AFP s'empresse d'envoyer sa vidéo, ses photos et ses sons avant le décollage, tant qu'il a encore accès à internet. Ses images exclusives font immédiatement le tour du monde.
Le siège à côté d'Atish est vide: alors il propose à Sobhraj de venir le rejoindre pour discuter. "Et il accepte".
C'est seulement à ce moment-là qu'Atish se présente et lui donne sa carte de visite. Et Sobhraj devient "très bavard".
"C'est quelqu'un d'intéressant pour discuter. Il est intelligent, bien informé. Je peux comprendre comment des gens ont pu être attirés par lui", commente Atish. "On a parlé de TikTok, de la guerre en Ukraine, de la Coupe du monde, et même des récentes réprimandes de Xi Jinping envers Justin Trudeau concernant des fuites dans la presse" de leurs échanges au sommet du G20.
Né à Saïgon (aujourd'hui Hô Chi Minh-Ville) d'un père indien et d'une mère vietnamienne s'étant remariée ensuite avec un militaire français, Charles Sobhraj livre aussi des détails de ses années de détention au Népal.
Sa cellule avait une télévision 24 pouces avec 285 chaînes, un privilège que d'autres détenus n'avaient pas. Il avait aussi un coin cuisine et un accès occasionnel à un smartphone.
Il se montre plus taiseux en revanche sur les nombreux meurtres et tentatives de meurtres dont il est soupçonné et qui lui ont valu d’autres condamnations.
Sobhraj avait déjà été arrêté à New Delhi en 1976, où il était poursuivi pour deux meurtres, et emprisonné. Libéré en 1997, il s’était retiré à Paris - où il avait notamment été mis en examen pour empoisonnements par un juge de Bobigny, puis laissé libre.
Il avait refait surface en 2003 au Népal, où il avait été repéré à Katmandou, arrêté, puis condamné à la prison à vie pour l'assassinat en 1975 de la touriste américaine Connie Jo Bronzich.
Dix ans plus tard, il avait aussi été reconnu coupable du meurtre du compagnon canadien de Mme Bronzich.
A Atish, il affirme qu'il est "innocent" et qu'il déteste qu'on l'appelle un tueur en série. Il confie même son intention de porter plainte contre la BBC et Netflix, qui ont diffusé la série "Le Serpent" dont il est très mécontent. Il en a vu quelques épisodes en prison.
Sobhraj a dit vouloir mettre "son énergie pour laver son nom", rapporte le journaliste.
Ce dernier connaissait le parcours mouvementé de Sobhraj en Inde, ayant visité par le passé la prison de haute sécurité de Tihar à New Delhi, d'où le "Serpent" s'était échappé en 1986 après avoir drogué ses gardiens, qu'il avait conviés à une fête dans sa cellule.
"La seule chose qu'il admet, c'est d'avoir glissé des calmants à des gens, pour leur voler leurs passeports", poursuit Atish.
Sobhraj lui dit qu'il avait lui-même demandé à la police népalaise de tout faire pour qu’il n’ait pas à parler à la presse à sa sortie de prison. Et lors de leur escale à Doha, Atish l'entend se plaindre au téléphone du "casse-pieds" qui a réussi à le coincer dans l'avion.
Atish tourne encore quelques images de lui durant leur correspondance à Doha. Dans l'avion pour Paris, les deux ne s'assoient pas à côté.
Mais environ une heure avant l'arrivée en France, alors qu'Atish bâille distraitement en train de regarder la télévision dans son siège, une main apparaît soudain pour lui couvrir la bouche. "J'ai levé les yeux, et c'était lui".
Souriant, Charles Sobhraj s'asseoit une fois encore près d'Atish, visiblement désireux de bavarder de nouveau.
Toujours avec un fort accent français malgré des années d'emprisonnement à l'étranger, il se montre "affable", "charmeur", comme il est accusé d'avoir fait avec ses victimes autrefois.
"Il avait une sorte de charisme", témoigne Atish. "Il a presque 80 ans, mais il a une sorte d'énergie juvénile qui m'a marqué. Peut-être parce qu'il venait de passer près de 20 ans en prison et qu'il était heureux d'en être sorti".
A Paris, Sobhraj est pris en charge par les autorités françaises dès son arrivée, là aussi pour lui éviter de parler aux médias qui le guettent. Atish, dont la mission était désormais terminée, pensait ne plus jamais être en contact avec Sobhraj.
Mais le jour de Noël, il reçoit un message d'un numéro inconnu, puis un appel. C'était encore lui.
Sobhraj voulait raconter à Atish à quel point il avait été occupé le premier jour de son arrivée en France, avec des réunions concernant son prochain livre et un documentaire en préparation sur sa vie, des sollicitations de la presse...
Il envoie un nouveau message à Atish quelques jours plus tard pour lui souhaiter une bonne année.
"Je vais bien et je suis tellement occupé", écrit-il. "Ça fait du bien d'être occupé... Finalement!"
Sara Hussein, Etienne Balmer et Sagar Ghimire ont contribué à ce blog. Texte édité à Paris par Jessica Lopez.