Les Mohawks du 11-Septembre
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 qui ont fait près de 3.000 morts il y a tout juste 20 ans, un journal titrait “The first day of the rest of our lives”, le premier jour du reste de nos vies. Ces événements tragiques ont souvent supposé un tournant dans la vie de ceux qui les ont vécus. Michel Moutot, à l’époque correspondant de l'AFP à New York, a lui découvert une nouvelle passion dans les cendres du World Trade Center: la littérature. Et son premier sujet, les Mohawks.
16 septembre 2001, Ground Zero. L'accès au site en flammes, où les sauveteurs s'acharnent à chercher des survivants qui n'existent pas, est strictement interdit à la presse. Comme les autres reporters, je tourne autour, à la recherche de témoignages.
Le semi-remorque de MacDonald's, garé sur une place proche de la zone fermée, avec ses tables, ses chaises et ses hamburgers gratuits, est un bon spot. Policiers, pompiers et volontaires s'y assoient pour se reposer. J'y retrouve un officier rencontré la veille, qui avait accepté d'ignorer la consigne de ne pas parler aux journalistes.
Il me fait un point des recherches, puis s'interrompt en voyant sortir un homme, tirant derrière lui la bonbonne à roulettes de sa torche à plasma. “Ironworker”, dit-il. Les monteurs d'acier, qui découpent au chalumeau les poutres entremêlées dans ce magma d'enfer. “Sans eux, là-dedans, on ne pourrait rien faire”.
Je m'approche de lui, l’homme fait près de deux mètres. Je lui demande s'il peut m'accorder deux minutes. Il baisse vers moi des yeux où se lit toute la fatigue du monde et répond “No” d'une voix grave.
Il me tourne le dos et repart à pas lents. Une longue natte, grise de poussière, sort de son casque de chantier orné d’une plume d’aigle et lui arrive à la taille. “Mohawk Indian”, me dit le pompier. “Ils font ce boulot depuis des générations. Il y a des chances que le père de ce gars ait construit les tours, dans les années 70”.
Mohawk ironworkers have been intertwined with lower Manhattan’s history for more than a century. They helped build the Twin Towers, aided in the rescue and recovery efforts and helped to build the new World Trade Center. https://t.co/b61uJQCBIT #911Museum pic.twitter.com/7lQkdHEw1H
— 9/11 Memorial & Museum (@Sept11Memorial) December 11, 2019
Quelques mois plus tard, au début de 2002, quand le bureau peut commencer à traiter de sujets sans rapport direct avec les attentats du 11-Septembre, je suis intrigué par le titre d'une exposition au Musée des cultures autochtones. “Booming out. The Mohawk indians build New York”.
Quatre pièces, une série de panneaux, un film noir et blanc, des photos agrandies. Beaucoup de textes. L’histoire de la tribu. En 1886, un pont métallique doit être jeté sur le fleuve Saint-Laurent, à quelques kilomètres au Nord de Montréal. En échange de l’autorisation de construire une pile en terre indienne, on engage des membres de la tribu, des Mohawks de la réserve de Kahnawake.
Les Iroquois, dont les Mohawks sont une branche, se nomment eux-mêmes “Hodinoso:ni”: “Bâtisseurs de longues maisons”. Charpentiers depuis des générations. Et Passer du bois au fer fut facile.
“Construire fait partie de notre identité tribale” explique l’un d’eux, en légende d’une photo. Pendant vingt ans, une première génération de “travailleurs de l’acier” va édifier au Canada des ponts, puis les carcasses métalliques des premiers gratte-ciel.
Ils apprennent à garder le pied sûr à cent mètres de hauteur, quand il faut cheminer en funambule sur des poutres de vingt centimètres de large; à ajuster à la main des poutrelles suspendues dans les airs par les grues puis à enfoncer à la masse des rivets chauffés dans des braseros de charbon.
En 1916 une première équipe descend à New York. D’abord le Hell Gate Bridge (le pont des portes de l’Enfer), puis tous les autres et les immeubles de légende : Empire State Building, Chrysler Building, les Nations Unies.
En 1932 une photo entre dans l’histoire : la pause casse-croûte d’une dizaine d’ironworkers assis côte à côte, les pieds dans le vide, sur une poutre de ce qui va devenir le Rockfeller Center. Parmi eux, quatre Mohawks.
L’exposition s’achève sur la photo de George Gilbert, un Mohican de Kahnawake, debout sur une poutre, comme suspendu en plein ciel. La légende : “C’est comme être au sommet du monde. Quand tu es là-haut, tu vois tout Manhattan. Comme un aigle”. En remontant au bureau, sur ma moto, je réfléchis au papier que je vais faire, comment je vais relier cette histoire si romanesque à la tragédie du 11 septembre. Bonne matière pour un papier mais aussi pour un roman. Une histoire pareille, un écrivain canadien ou américain l’a écrite, j’en suis certain. Je me fais une joie de la lire.
Je boucle mon papier, que j’intitule “À New York, les marcheurs de ciel indiens”, l’envoie au bureau de Washington, pour relecture et diffusion.
En voici un extrait: “Beaucoup de gens croient que les Mohawks n'ont pas le vertige; ce n'est pas vrai”, assure Kyle Karonhiaktatie Beavais, un Kahnawake. “Nous avons aussi peur que le gars d'à côté. La différence, c'est que nous savons mieux l'apprivoiser. Nous avons aussi pour nous guider l'expérience des anciens. Et la responsabilité de former les jeunes. Il y a de la fierté à marcher sur l'acier”.
Et puis je me mets en quête, sur internet, de ce roman imaginaire que j’ai tant envie de lire. Je combine les mots-clefs, trouve des livres d’histoire, une monographie écrite par un ancien ironworker devenu universitaire, rien d'autre. Ce livre, l’histoire romancée des skywalkers mohawks, est introuvable. Je cherche pendant des semaines. Rien. Comment est-ce possible ?
Deux ans plus tard, je rentre en France. Dans un des cartons du déménagement, une dizaine de livres. La tribu, son histoire, les témoignages de Ground Zero. Ce livre que j'aurais aimé lire, je vais essayer de l'écrire.
Je pars à Montréal, passe trois jours à Kahnawake, étudie les archives de la tribu, rencontre trois anciens, bâtisseurs des Tours Jumelles. Et un matin de 2014, je tape : “La sueur me brûle les yeux”. Première phrase de mon premier roman, “Ciel d’acier”.
Vingt ans plus tard, alors que j’entame les derniers chapitres de mon quatrième roman je lève toujours la tête en passant, dans une ville américaine, devant un gratte-ciel en construction. Ils sont là, en équilibre sur les poutres de trente centimètres de large, à danser avec des poutres de quinze tonnes suspendues à leurs filins. “Avec les aigles”, comme ils disent.
Il y a quelques années, lors de la construction du dernier immeuble de ce qui est devenu le nouveau complexe qui a remplacé le World Trade Center, j’approche de la porte du chantier et demande à un contremaître si je peux parler à l’un des mohawks. Bien sûr, dit-il avant de lancer un appel dans son walkie-talkie.
Cinq minutes plus tard un membre de la tribu, natif de Kahnawake, descend, intrigué. Sur son casque, en plus du traditionnel dessin de plume d’aigle, un autocollant : “Sure you can trust the government. Ask an indian”, Bien sur, vous pouvez faire confiance au gouvernement, posez la question à un Indien.
“Ah, vous étiez là, ce jour-là ? Moi, j’étais trop jeune. J’ai tout vu à la télé. Mais quand il a fallu rebâtir les tours de nos pères, j’ai tout fait pour en être. Une équipe, six hommes, comme d’habitude. Il n’était pas question que ces tours soient érigées sans nous. Nos ancêtres ont bâti l’Amérique, nous continuons”.