Une bouteille à la mer
Berlin - Sonja est entrée dans ma vie par une heureuse coïncidence, en plein cœur de la pandémie. Comme souvent au cours de cette année de solitude hyper connectée, son message m’est parvenu via Twitter.
L’auteur de ce premier message, Benjamin Preiss, est un confrère, journaliste australien tombé par hasard sur un de mes blogs écrits pour l’AFP dans lequel je raconte le trajet que j'emprunte chaque matin à travers Berlin.
Ce récit, je l’ai écrit en janvier 2017, une période difficile pour moi en tant qu’Américaine, après la campagne électorale profondément conflictuelle qui venait de conduire Donald Trump à la Maison Blanche. Installée en Allemagne sous le premier mandat de Bill Clinton et les dernières années d’Helmut Kohl, j’attendais depuis longtemps l’occasion d’écrire quelque chose d’un peu personnel sur le paysage mémoriel de Berlin qui confronte les passants aux fantômes du passé.
Hey @doberah can you pls follow me so I can send you a DM? I read a piece you wrote mentioning my great aunt Lotte Iberman. Her younger sister (my grandmother) is living in Melbourne. I’d like to get in touch with you. Thanks.
— Benjamin Preiss (@bpreiss) July 26, 2020
L’élément déclencheur de mon récit se trouvait juste devant ma porte : deux “Stolpersteine”, ces petits pavés de bronze incrustés dans la chaussée et les trottoirs en mémoire des victimes de l’Holocauste. Littéralement les pierres sur lesquelles on trébuche, ces Stolpersteine sont considérés comme le plus grand monument dispersé au monde: plus de 75.000 de ces pavés de mémoire sont désormais incrustés dans les pavements à travers l’Europe.
“Nos Stolpersteine”, comme nous les appelons avec mon mari allemand en prenant soin d’eux, ont été scellés en mémoire de l’arrière-grand-mère de Benjamin et de sa grand tante, Taube et Lotte Ibermann. Elles vivaient au rez-de-chaussée de notre immeuble entre 1939 et 1941, année où elles ont été conduites dans un centre de rétention pour Juifs, puis déportés et assassinés par les Nazis dans le ghetto de Lodz, en Pologne occupée. Sonja Cowan, la grand-mère de Benjamin, était la deuxième fille de Taube, et la soeur cadette de Lotte, mais elle avait fui et gagné la Grande-Bretagne dès 1939, avant que la famille emménage à cet endroit.
Quelques années plus tard, comme un message glissé dans une bouteille à la mer, mon histoire a touché un rivage inespéré à l’autre bout de la terre.
Benjamin et sa famille subissaient alors à Melbourne un confinement autrement plus draconien que les restrictions que nous vivions en Allemagne. On s'est dit qu'on avait hâte de pouvoir reprendre les voyages transcontinentaux afin de se rencontrer pour de bon. En souvenir de sa grand tante allemande Lotte, il a appelé sa fille Charlotte me confiait-il encore. Et aussi que Sonja, malgré ses 97 ans, voulait absolument me parler. Je n’en croyais pas ma chance. J’ai essuyé avec soin notre Stolpersteine, posé en 2010, et envoyé une photo à Benjamin.
Benjamin avait déjà raconté avec émotion le sauvetage de Sonja grâce à un Kinderstransport, un plan d’évacuation qui a permis de mettre à l’abri en Angleterre les enfants soustraits à l’Allemagne et à l’Europe occupées par les Nazis. Mais la famille espérait en apprendre davantage sur ce destin singulier par l’intermédiaire de cette étrangère qui leur posait des questions.
Un dimanche matin de début septembre, à Berlin, j’ai rencontré Sonja sur Zoom pour la première fois. Elle paraissait 20 ans de moins que son âge dans son petit haut pastel, ses lèvres maquillées d’une touche de rose. Sa fille Lorraine, qui vit avec elle, l’avait aidée à régler l’ordinateur et la secondait quand peinait à entendre. Mais une fois lancée, la conversation a coulé de source.
Je voulais écouter ses souvenirs sur notre quartier et comprendre comment la perte de sa famille et de son pays d’origine avaient décidé du cours de sa vie. Vivre à Berlin conduit à réaliser que toute chose se désagrège et que parfois, rien ne subsiste malgré l’espoir.
Partout les démocraties semblent vulnérables aujourd’hui. Tout ceci m’a amené à me demander comment Sonja, l’une des dernières survivantes de l’Holocauste dont le nombre décroit à grande vitesse, avait vécu cette vie berlinoise qu’elle voyait se déliter, subrepticement d’abord, jusqu'à l'effondrement brutal.
“Je n'ai plus beaucoup de temps devant moi. Je vis plutôt au jour le jour surtout maintenant que je suis eingesperrt (enfermée)”, a-t-elle soufflé avec une pointe d'ironie. Sonja avait un humour très australien combiné à ce sens des réalités qui trahit immédiatement tout Berlinois. Par deux fois elle était revenue dans sa ville depuis la guerre, une fois avec son mari quand elle avait 70 ans et de nouveau pour son 90è anniversaire.
J’ai ressenti une grande joie en la découvrant si en forme et en apprenant qu’elle avait mené une vie riche, entourée d’une famille aimante, avide d'en apprendre davantage sur son passé. Elle parlait de ses proches en disant “mein Vermögen”, ma bonne fortune.
Sonja est née en 1923, deuxième des trois filles d’une famille juive pratiquante de Berlin. Ses parents originaires de Pologne parlaient le yiddish et l’allemand avec un fort accent d’Europe de l’Est qui les signalait immédiatement comme des immigrés.
Son père fut emporté par un infarctus quand elle était encore enfant, laissant derrière lui sa femme enceinte, Taube, aussi surnommée Toni, une couturière qui s’est démenée pour assurer un toit et le couvert à sa progéniture. “Je n’ai pas eu une bonne vie, enfant”, m’a confié Sonja, se souvenant de journées entières à accompagner sa mère sur le marché en plein air du quartier de Kreuzberg pour vendre les chemises qu’elle confectionnait.
Quand elle avait le temps, Sonja jouait sur les pelouses du parc de Hasenheide. Le bruit des avions de l’aéroport de Tempelhof, tout proche, est encore présent dans sa mémoire.
Après l’accession au pouvoir des Nazis, quand elle avait 10 ans, Sonja fut expulsée de l’école publique et contrainte de rejoindre une institution juive. Enfant, sa grande soeur venait la chercher à l'école, se souvient-elle, en évoquant une de ces promenades avec Lotte qui lui avait amené une noix de coco, dont elles ont partagé l'eau avec une paille. “Elle avait de grands yeux adorables, un joli sourire et portait toujours des boucles d’oreilles, depuis qu’elle était bébé”, a-t-elle confié avec tendresse. Il arrivait que leur mère Toni rentre très tard du travail... et la famille filait alors au lit sans manger. Puis, les voyous hitlériens qui surgissaient de partout ont commencé à harceler et intimider les juifs dans la rue. “Quand on voyait les Nazis arriver, on se cachait derrière les grandes portes (des immeubles). On ne voulait pas crier +Heil Hitler+”.
Le 10 novembre 1938, quand a eu lieu la Nuit de Cristal, durant laquelle les boutiques appartenant aux Juifs et les synagogues ont été attaquées et les citoyens terrorisés, Sonja était déjà loin, dans un camp sioniste de Steckelsdorf à l'ouest de Berlin, préparant les jeunes à l'émigration en Palestine en leur apprenant notamment l'agriculture.
Sa mère l’y avait envoyée, dans l’espoir de faciliter son départ, et dans le cadre d’un plan pour assurer la survie de la famille. “Ma mère voulait qu’on se retrouve tous en Israël”. Bien que citadine, Sonja s’était bien adaptée au travail de la ferme: “J’adorais ça. On grimpait dans les arbres pour cueillir des cerises”. A cette époque elle fit aussi une rencontre à couper le souffle avec un officier SS qui la prit pour un membre des Jeunesses Hitlériennes et lui proposa de la raccompagner: comme elle avait encore une longue route devant elle, elle accepta d’enfourcher l’arrière de sa moto.
Après la Nuit de Cristal, le programme d’évacuation des enfants juifs d’Allemagne fut lancé le Kindertransport. En mai 1939, la jeune soeur de Sonja, Ursula, hébergée dans un orphelinat car leur mère était trop pauvre pour la garder à la maisonn avait a embarqué à bord d’un train, destination le Royaume-Uni. Puis, en août 1939, les responsables du camp sioniste convoquèrent Sonja, lui annonçant son départ immédiat vers l’Angleterre.
Interrogée par mes soins sur le courage dont elle a dû faire preuve pour un tel voyage, elle a esquivé la question. “Je suis quelqu’un qui prend les choses comme elles viennent, tout ce qui se présente”, m’a-t-elle répondu. Par chance, elle avait tout juste de 16 ans, l’âge limite pour profiter du voyage qui allait lui sauver la vie. Pour Lotte, sa soeur aînée, il était déjà trop tard. Toni, femme pieuse et dévouée, qui portait le poids du monde sur ses épaules, a donné une brève poignée de main à sa fille sur le quai de la station Friedrichstraße. Ce fut leur dernier échange de regards.
Les deux années suivantes, Sonja fut ballottée de refuges en centres d'accueil, avant d'atterrir dans une ferme-école pour enfants juifs en Ecosse où elle a retrouvé Ursula au bout d'un an. Le voyage entre le nord du pays de Galles et l’Ecosse fut difficile. Elle ne parlait “pas un mot” d'anglais et la jeune fille qu'elle était devait s'en remettre à la bienveillance des gens croisés. “Je ne ferais jamais ça aujourd'hui”, m'a-t-elle glissé avec un sourire entendu.
Pour échapper à un sort de domestique, Sonja a décidé à 18 ans de rejoindre l'armée britannique et de servir comme magasinière jusqu'à la fin de la guerre. Elle décrit ses premier jours de service comme les plus heureux de sa vie avec, pour la première fois, le sentiment d'appartenir à un corps, avec un objectif, après tant d'années d'errance et de fuite.
Mais ce fut aussi l'époque où les lettres de sa mère et de Lotte cessèrent de lui parvenir. Les Nazis les avaient expédiées dans le ghetto de Lodz, le plus grand de Pologne après celui de Varsovie. Des décennies plus tard, Sonja apprendra, avec l'aide du Musée Juif de Berlin, que c'est là qu'elles ont été tuées.
Après la guerre, Sonja est retournée à Glasgow vivre dans une famille juive. Ils l'appelaient “la petite réfugiée”. Un jour, un jeune homme appelé Ralph Cohen, également un ancien de l'armée britannique, est venu se présenter. Des décennies plus tard elle savoure encore le romantisme de cette première rencontre. Après qu'elle lui a ouvert la porte en robe de chambre et annoncé qu'elle était sur le point de se laver les cheveux, il a répondu: “Je vais le faire pour vous, je suis coiffeur”. Une histoire d'amour venait de naître, celle qui l'a ancrée dans la vie et l'a soutenue après tant de terreur et de chagrin: dans l’année qui suivit ils étaient mariés.
Comme sa mère avant elle, Sonja a eu trois filles. Pour échapper à l'antisémitisme, la famille a changé son nom de Cohen en Cowan. Puis Ralph, las du mauvais temps écossais et du manque d'opportunités professionnelles, a suggéré un déménagement à l'autre bout du monde: l'Australie. Si souvent déracinée dans sa vie et heureuse en ménage, Sonja se trouvait prête pour un nouveau changement d'horizon. A Melbourne, bien qu'installés parmi des rescapés de l'Holocauste, ils abordaient rarement le sujet à la maison. “Ca me perturbe encore de voir à la télévision des reportages sur les camps de concentration, ce genre de choses... C'est toujours aussi douloureux”.
Après la guerre, la soeur de Sonja, Ursula, s'est mariée à Londres. Des années plus tard, elle a émigré aux Etats-Unis où elle est décédée quand elle avait dans les 70 ans.
Dans la douceur dorée de l'automne berlinois, Sonja et moi nous sommes parlé à trois reprises; chaque fois des membres de sa famille se sont joints à nous sur Zoom. Grâce à son étonnante résistance, ce furent de longues et riches conversations, balayant de nombreux sujets. Nous avons beaucoup ri aussi. Sonja avait des fous-rires quand je disais “Stallschreiberstraße”, le nom imprononçable de la rue où elle était allée à l'école.
Elle m'a parlé de la frustration du confinement. Le rabbin l'appelait bien de temps à autre, en particulier pour les fêtes juives, mais la vie au fond de son impasse avait pris le tour d'une routine fastidieuse. “Pas de bal!” plaisantait-elle.
Quand j'ai parlé de Sonja au Pr Aleida Assmann, spécialiste allemande de la mémoire collective, elle m'a expliqué que le créateur des Stopersteine, Gunter Demnig, voulait inventer une “sculpture sociale”: un concept emprunté à l'artiste Joseph Beuys, que le quotidien britannique The Guardian a récemment comparé à “un vaste mémorial de l'Holocauste”. “Un souvenir ainsi déposé à votre porte en fait surgir d'autres, de manière inattendue, jaillissant d'une plaque de laiton pour se répandre dans le monde entier via les réseaux numériques”, a-t-elle remarqué.
La philosophe américaine Susan Neiman, fille d'une militante juive des droits civiques, qui a grandi dans le Sud profond aux Etats-Unis, a publié en 2019 un livre judicieux, “Learning From the Germans” (“Apprendre des Allemands”) dans lequel elle avance que le travail de mémoire qu'ils ont effectué à propos de l'Holocauste devrait inspirer les Américains pour affronter l'héritage toxique de l'esclavage.
J'ai demandé à l'historienne américaine Jill Lepore, de passage à Berlin en octobre 2019, à quoi pourrait ressembler une authentique culture de la mémoire en Amérique. “Nous n'avons pas, aux Etats-Unis, cette tradition de vérité et réconciliation - ni de réelle reconnaissance publique des atrocités de l'esclavage ou de la conquête, ni des atrocités des lois ségrégationnistes Jim Crow”, a-t-elle noté. “Parmi les raisons qui l'entravent, pour moi, c'est que tout ça n'est pas complètement terminé”, a-t-elle ajouté, en écho aux violences policières, à la discrimination et à l'incarcération massive de citoyens noirs.
Deux semaines après la terrifiante attaque du Capitole à Washington par les partisans de Trump, le 6 janvier, dont certains ont posé devant les caméras avec un gigantesque drapeau confédéré et, pour l'un d'eux, un abominable sweatshirt marqué “Camp Auschwitz”, Joe Biden et Kamala Harris ont prêté serment.
J'ai pensé à Sonja et à tant d'autres victimes de l'Holocauste en écoutant la jeune Amanda Gorman, 22 ans, électrifier le monde avec un poème célébrant la culture mémorielle. Un vers, en particulier, a résonné en moi: “Être Américain, c'est plus qu'une fierté dont on hérite. C'est entrer dans le passé et voir comment le réparer”. On entre parfois dans le passé par hasard, grâce à une Stoplersteine qui crée des connexions, et par la technologie qui relie à travers le monde des étrangers avec une histoire à partager.
Immobilisée dans Berlin par les restrictions dues au coronavirus, j'ai arpenté des milliers de fois ces rues que j'évoquais dans mon blog, il y a quatre ans. Ces endroits paraissent les mêmes mais ils sont transformés. Les Stolpersteine que j'ai piétinés sans égard, avec une valise à roulettes parfois, ont désormais un visage et une histoire. Mes propriétaires sont ouverts à l'idée d'accrocher des photos de Toni et de Lotte dans notre entrée. Hilmar, mon mari “geek”, aimerait aussi créer un code QR pour permettre aux passants d'écouter sur leurs téléphones portables nos échanges avec Sonja. 2020 me laisse beaucoup de souvenirs que j'aimerais effacer, mais aussi quelques-uns que je veux préserver. L'un d'eux, c'est Sonja et Hilmar entonnant ensemble “Heidenröslein”, “Petite Rose”, un poème de Goethe sur une musique de Schubert.
Plus de 80 ans après les avoir appris, les paroles chantaient toujours sur la langue de Sonja, hommage à l'Allemagne “terre de poètes et de penseurs”. Une notion qui n'est pas sans rappeler l'exceptionnalisme américain - qui voudrait que les Etats-Unis occupent une place à part dans le monde. Un rêve dont ils n'ont cessé de s'écarter, avant d'y renoncer d'un coup.
Récit écrit par Deborah Cole en anglais. Traduction: Anne Chaon. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer