Une cage à oiseaux et un Printemps arabe
Tunis - Nous avons retrouvé dix ans après, l'homme à la cage, dont la photographie était devenue l'un des symboles de la révolution en Tunisie, le premier des Printemps arabes. Retour sur ces journées qui ont changé le pays, racontées notamment par le photographe et son sujet.
Le 14 janvier 2011, Wadii Jelassi, un jeune chômeur, avait eu vent par le bouche à oreille d’une mobilisation dans le centre de Tunis. Un appel à la grève avait aussi été lancé.
Collage d'affiches critiquant le régime, manifestations: malgré les risques de ces opérations, lui et quelques amis étaient souvent partants. Ils en voulaient au clan Trabelsi, les proches de la seconde épouse du dictateur Zine el Abidine Ben Ali, accusés de s'approprier des terres de leur quartier.
Wadii Jelassi vient d'Ennahli, une zone arborée à la périphérie de Tunis, où des résidences cossues ont grignoté la nature et les terres domaniales, sans pour autant permettre à la population locale de se loger dignement. Il est né dans une construction informelle en bordure d'autoroute, devenue au fil des ans une coquette maison à deux étages, mais sa rue n'a ni trottoirs, ni tout-à-l'égout, ni existence officielle.
Marginalisés par le régime, la plupart des habitants du quartier sont restés néanmoins prudemment éloignés de la politique, même quand des soulèvements ont commencé à secouer l'intérieur du pays, après l'immolation de Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de fruits et légumes harcelé par la police à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010.
Les manifestations qui avaient commencé à Sidi Bouzid s'étendent dans le reste du pays, réprimées dans le sang. La révolte se mue peu à peu en révolution, portée notamment par les robes noires, les avocats.
"Je ne disais pas à mes parents quand je sortais (militer ou manifester) ils n'aimaient pas cela, ils avaient peur pour moi", se souvient Wadii Jelassi. Sa maman, Zina, analphabète, fait des ménages et son père, aujourd'hui retraité, était chauffeur pour une entreprise.
Après avoir décroché de l'école à 14 ans, Wadii Jelassi avait travaillé dans une entreprise de fabrication d'aluminium, qu'il avait quittée car le salaire de 180 dinars mensuels (100 euros à l'époque) ne lui permettait pas d'être autonome. Comme Mohamed Bouazizi, il vivotait.
Restauration, bâtiment, animation, commerce: il avait enchaîné les petits boulots et rencontré un avocat de gauche, opposant au régime, qui l'avait fait entrer dans le monde des militants politiques.
Pour les manifestations, "on se coordonnait par téléphone, pour se donner rendez-vous, on se disait on va boire un café ici ou là, sans plus de détails", explique Wadii Jelassi, qui avait alors 21 ans et de la colère à revendre.
Le 14 janvier, c'est à pied et une cage à oiseaux à la main qu'il a rejoint les foules rassemblées sur l'avenue Bourguiba, coeur de la capitale et du pouvoir.
"Quand on me demandait où j'allais avec ma cage, je disais que j'allais au marché de Moncef Bey", raconte-il. Après 23 ans d'un régime policier qui avait étouffé la moindre critique à coup d'arrestations et de contrôles policiers kafkaïens, la peur cédait le pas à la colère. "On savait qu'il pouvait y avoir des morts. Mais mon seul souci, c'était de dire que la Tunisie avait été en cage pendant 23 ans".
Pendant ce temps, le photographe de l'AFP Fethi Belaid suivait les premiers manifestants défilant à Tunis autour d'avocats de gauche.
"Vers midi j'étais allé à l'Agence tunisienne de communication extérieure, l"ATCE", organe de propagande du régime qui censurait allègrement l'internet, se souvient Fethi. "Paradoxalement, c'était de là qu'on diffusait les images qui informaient le monde des manifestations en cours, car c'était le seul endroit où il y avait de l'internet stable".
"J'avais des portraits de jeunes le poing levé, hurlant contre le régime, on hésitait à publier cela", souligne-t-il. Quand il retourne à son tour sur l'avenue Bourguiba vers 14h00, il n'en revient pas: "Les cordons de policiers qui protégeaient le ministère de l'Intérieur avaient cédé et des manifestants étaient sur les grilles, et certains photographes avaient même escaladé la façade du ministère pour prendre des photos, c'était incroyable".
Après presque 20 ans à photographier la Tunisie pour le quotidien gouvernemental La Presse puis pour l'AFP, Fethi n'avait jamais vu de telles manifestations.
Pendant longtemps, son pain quotidien était la couverture des activités du leader palestinien Yasser Arafat, en exil en Tunisie jusqu'en 1995, les sommets internationaux, visites de chefs d'Etat étrangers, ou encore les matches de foot.
Entré dans la photo à 21 ans après des études aux Beaux Arts, ce fils de militaire, quadragénaire jovial, avait ses accès au Palais présidentiel tunisien et aux négociations palestiniennes. Mais il avait aussi couvert, dans des conditions périlleuses, les prémices de la révolution.
Ses images de manifestations anti-régime fin décembre 2010 et d'émeutes à Régueb (ouest) début janvier, sont parmi les premières photos de presse des soulèvements qui allaient sonner le glas de plusieurs régimes de la région.
Arrivé devant le ministère de l'Intérieur, centre névralgique du pouvoir, le journaliste cherche en catastrophe un endroit pour prendre de bonnes images de cette marée humaine sans précédent. "Les confrères étaient mieux placés que moi, mais je me suis fait de la place en grimpant sur des bacs à fleur".
C'est à ce moment-là qu'il a vu "ce gars debout sur les épaules de son ami, brandissant une cage". "J'ai juste eu le temps de faire six clichés au 80/200, puis il est redescendu, et il s'est perdu dans la foule".
"Faire une photo journalistique c'est souvent rendre hommage au hasard", reconnaît Fethi. Mais difficile de publier les images sur le champ: les gaz lacrymogènes ne tardent pas à pleuvoir, et les journalistes repliés à l'ATCE pour envoyer leurs photos en sont chassés car on peut voir depuis ses fenêtres des policiers en train de casser des voitures.
L'atmosphère est lourde. "C'était la débandade", se souvient le photographe. "Mes collègues regardaient en silence une photo de flammes obscurcissant le portrait de Ben Ali, et puis l'un d'eux a dit : Ben Ali, c'est fini, envoie la photo". "Ce genre de photo, si Ben Ali n'était pas tombé, ça risquait de me valoir de la prison, tellement elle résumait cette journée", dont on ne savait pas encore qu'elle aboutirait à la fin du régime, souligne Fethi.
Il envoie ce soir-là des dizaines d'images historiques - la foule des manifestants, les blindés en plein Tunis, le siège du parti présidentiel, le RCD, assailli.
Quelques heures plus tard, la télévision annonce que Ben Ali a quitté le pays. Sur les plateaux de télévision à travers le monde, les émissions spéciales fleurissent sur ce qu'on commençait à appeler la révolution du Jasmin. Nombre d'entre elles montrent en arrière-plan la photo de Wadii et de sa cage.
Fethi a ressenti "le soulagement de pouvoir publier ces photos sans trop de crainte": "Les semaines avant le 14 janvier, travailler était devenu difficile, le chef de la police m'avait pris à partie, et franchement on a eu peur".
Pour le reste des journalistes du bureau de l'AFP à Tunis, les dernières années du règne de Ben Ali avaient été marquées par des convocations, et intimidations. Des policiers étaient entrés par effraction au domicile de la directrice en 2005 utilisant du gaz anesthésiant. En 1995, un autre directeur arrivé depuis peu avait été expulsé suite à une fausse accusation d’agression sexuelle.
Alors que la contestation montait en cette fin d'année 2010, les menaces s'étaient intensifiées, devenant ouvertes, et obligeant à peser chaque mot de chaque dépêche pour pouvoir continuer à parler de l’opposition sans risquer la fermeture du bureau.
Quand à Wadii, dès 2011, sa photo a été affichée partout. "Lorsque Béji Caïd Essebsi, chargé de gérer la transition, est devenu Premier ministre, son bras droit l'offrait à ses invités", se souvient Fethi. "Même Carrefour en vendait des reproductions pirates."
Fethi a fini par rencontrer son éphémère modèle quelques années après la révolution, par l'intermédiaire de connaissances communes dans le monde politique. Il suit de loin en loin le sort de Wadii, qui apparaît de temps en temps sur les plateaux télévisés tunisiens.
Le jeune homme à la cage est devenu un symbole de la révolution tunisienne - à tel point que le président Kais Saied lui a rendu hommage le soir de son élection, en octobre 2019.
"Il ne faut pas que les politiciens, ni les Tunisiens oublient ce jeune qui a fait sortir l'oiseau de la cage", a lancé solennellement cet universitaire, porté au pouvoir par un électorat jeune et fidèle aux idéaux de la révolution. "L'oiseau n'y retournera pas, même s'il est patraque -- il est entré dans l'histoire", a-t-il poursuivi avec lyrisme.
Wadii Jelassi a eu la chair de poule en entendant cet hommage qu'il connaît par coeur, et il a préparé deux petites cages symboliques à offrir au président. Mais si la démocratisation se poursuit, "la fête est finie", souligne Wadii. Le trentenaire n'est plus chômeur, mais il est resté vivre chez ses parents avec son épouse et sa fille, et le quartier vit toujours au rythme des coupures d'eau et des inondations.
Les habitants ont fait une collecte et repeint eux-mêmes le tunnel piéton sous l'autoroute qui rejoint l'école - mais quand il pleut, l'eau dévale les rues en pente raide, et force les enfants à patauger pieds nus jusqu'à l'école. Employé précaire dans la grande distribution, Wadii peine à boucler ses fins de mois et à concrétiser son rêve de faire du théâtre et des films.
Il a monté en 2019 une pièce sur la révolution, avec la photo du 14 janvier en toile de fond. Un téléfilm tunisien a mis en scène ce jeune manifestant à la cage -- avec un autre acteur pour l'incarner.
"Nous étions pauvres et enfermés. Maintenant, nous ne sommes plus enfermés -- mais comment veux-tu être vraiment libre quand tu ne peux même pas avoir un vrai chez toi", lance-t-il, saisissant dans sa cage une colombe qui roucoule discrètement sur le palier. "Ma liberté, ça serait d'avoir un logement dans un quartier avec des canalisations pour les égouts, de l'électricité stable".