Moria, c'est fini
«A 02h00 du matin, une alerte info sur Lesbos m’a réveillé: Feu à Moria, m’informait la notification sur téléphone portable. J’ai d’abord cru que ce n’était rien» , témoigne le photographe pigiste de l'AFP Angelos Tzortzinis. Angelos, 35 ans, a vu Moria, plus grand camp de réfugiés d’Europe situé sur l'île grecque de Lesbos, naître en 2015, à la faveur de la crise migratoire. Le camp abritant 12.000 exilés, devenu surpeuplé et insalubre, n'en était pas à son premier incendie.
Mais cette nuit là, il s'est levé, envahi par un mauvais pressentiment. «J’ai contacté notre correspondant photographe sur place, Manolis Lagoutaris. Lui aussi était debout. Moria brûle, m’a-t-il confirmé. J’étais sidéré. Moria, jouxtant le village éponyme sur l’île de Lesbos, était devenu pour moi un lieu familier. Depuis son ouverture au cours de l’été 2015, je m’y suis rendu une bonne quinzaine de fois. Au fil des ans, je ne voyais jamais les mêmes réfugiés, qui bougeaient sans arrêt. Il était parfois difficile de communiquer avec eux, faute de langue commune, mais mon appareil photo suffisait à montrer les conditions de vie déplorables dans lesquelles ils se trouvaient.
Au coeur de la nuit, je me suis empressé de tout préparer: masque à gaz (sur place, les affrontements avec la police dégénéraient souvent en émeutes) ordinateur portable, boitiers, objectifs. A 7h45 du matin j’étais dans l’avion, dans le premier vol Athènes-Lesbos, une île bien plus proche de la Turquie que de la Grèce, avec le Journaliste reporter d'images d’Athènes Will Vassilopoulos. Vers 9h00, sept heures après l’alerte sur mon portable, Will et moi étions face à Moria.
Devant moi, des ruines fumantes. On aurait pu croire à un astéroïde tombé du ciel : 70% du camp avait brûlé.
Des migrants erraient ici et là, cherchant leurs affaires au milieu des cendres. Les forces de l’ordre étaient absentes. Personne ne savait où aller, personne n'avait d'information. C'était le chaos.
Vers 19H00, une colonne de fumée noire s’est élevée au-dessus du secteur du camp qui avait échappé aux flammes de la nuit précédente, un incendie criminel selon la police. Je me suis précipité à l’intérieur. Adultes et enfants couraient dans tous les sens. En trois minutes, tout s'est embrasé.
Je suis resté. Il me semblait qu’il fallait être là pour témoigner de cet instant. Bientôt, j'ai été encerclé par les flammes, seul avec les réfugiés. Il m’a fallu vingt minutes pour sortir. Je ne voyais que les braises et courais derrière les exilés, qui tentaient d’échapper au feu. Nous devions à tout prix atteindre la route pour nous mettre en sécurité. J’ai enfin pu quitter les lieux et me suis retourné: derrière les barbelés, le camp disparaissait.
Un dernier groupe d’exilés avait réussi à échapper à la fournaise. Au crépitement des flammes s’ajoutaient les cris et pleurs d’enfants et parents. C’était une scène de guerre. Même les rats avaient quitté leurs cachettes pour fuir l’incendie.
Au bout d'une trentaine de minutes, le feu a gagné l'oliveraie, en bordure du camp, où des centaines d’autres migrants avaient leurs précaires habitats, tentes et cabanes faites de bric et de broc. Tous filaient vers Mytilène, le chef-lieu de l'île. A un kilomètre de là, la police les attendait, pour leur barrer la route. Alors ils sont restés, là, sur la chaussée.
J’ai assisté à cette tragédie pendant une semaine, avec Louisa Gouliamaki, photographe de l’AFP à Athènes. Aux cendres fumantes du camp ont succédé les manifestations, puis les bagarres entre réfugiés, et les affrontements entre migrants et police, qui avait interdit à la presse d’approcher les sinistrés.
Les forces de l’ordre ont tenté de reprendre le contrôle, en cherchant ceux qui étaient accusés d’avoir attisé la violence dans le camp, tout en incitant les exilés à rejoindre un nouveau campement érigé par les autorités, leur promettant que cette fois, tout se passerait bien.
Moria… j’y étais à peine une semaine plus tôt, pour un reportage à l’occasion des cinq ans de la crise migratoire.
C’était une vraie ville sortie de terre, construite par les réfugiés pendant ces cinq années, avec ses écoles, ses boulangeries, un tabac, des mosquées, ses échoppes de fruits et légumes… Chacun essayait d’y faire quelque chose en attendant le droit d’asile, en attendant le jour du départ où le rêve d’Europe deviendrait une réalité.
Et puis du jour au lendemain, tout était noir. Tout avait brûlé. Au milieu des décombres, j’ai vu des chats et poulets qui n’avaient pu échapper aux flammes. Une ville rayée de la carte. Cela m’a semblé tellement injuste. La plupart des réfugiés étaient si aimables. Ils me donnaient de l’eau et refusaient l'aumône.
Il n’y a pas eu de morts, et c’est un miracle. Mais je n’oublierai pas leur course effrénée devant les flammes pour sauver leur vie. Toutes ces familles déjà si démunies n’ont pu arracher qu’un baluchon ici et là à la fournaise. Les jours qui ont suivi, des migrants sont revenus dans l’espoir de retrouver leurs affaires, le peu qu’il leur restait de la vie d’avant. Mais il n’y avait plus rien.
« S'il vous plaît», implorait le 16 septembre, à l'adresse de l'Europe une Afghane de 21 ans, rencontrée par l'AFP . « Ouvrez les portes. Nous sommes humains, nous ne sommes pas des animaux», a-t-elle lancé en larmes.
Désormais, je me sens vide. Je tente de reprendre le dessus. Je suis Grec, né à Athènes, je ne suis pas arrivé de l’étranger comme un envoyé spécial qui ne resterait que dix jours. Je vis cette crise migratoire de l’intérieur. Je couvre le sort de ces réfugiés depuis des années. Et aujourd’hui, je crains pour leur avenir.
Que deviendront tous ces enfants qui n’ont connu que Moria et dont les rares souvenirs d’enfance ont disparu dans l’incendie? J’ai vu là-bas tant de petits, qui me faisaient penser à mon fils Orpheas… Que leur réserve l’avenir ? Un pan de leur histoire, de l'histoire des réfugiés, s’est écroulé. Ces hommes et ces femmes sont arrivés en bateau à Lesbos et ont construit Moria de leurs mains. Face à cette force vitale, je n’éprouve qu’humilité.
Pour aider, à ma manière, restent les photos. Il y a d’abord celle qui montre un père portant d’une main ses affaires et de l’autre, son fils, installé sur ses épaules. Avec le feu en toile de fond.
Et puis il y a surtout celle prise en un seul clic, qui pour moi incarne à elle toute seule la fin de Moria : les phares d’une voiture braqués sur une famille avec ses bagages sur un chariot et ses enfants dans les bras, fuyant les flammes et les fumées opaques.
J’ai tout de suite compris, l’oeil dans le viseur, que l’Histoire avec un grand H se déroulait sous mes yeux. C’est fini, on ne verra plus Moria. Et l’île de Lesbos, tout le monde la connaît à cause de Moria. C’est presque comme si un être de chair et d’os qui m’était proche était mort.
Je n’ai jamais eu peur de m’y aventurer pour mes reportages; j’en revenais plus riche. A travers mes photos, je veux témoigner sur ces réfugiés. J’ai reçu une trentaine de mails de personnes qui me remerciaient pour ces images et voulaient envoyer des vêtements, de l’argent. J’espère qu’elles serviront à çà, à aider. Une page de l’histoire des réfugiés se referme, et il fallait être là.
Ce récit a été recueilli par Chantal Valéry à Athènes. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris.