La grande évasion
J’ai un immense privilège en ces temps de crise sanitaire: une carte de presse ET un camion. Ma carte de presse permet de passer tous les contrôles de police sans attestation de déplacement. Mon petit van Volkswagen me permet de partir en reportage et fait office d’hôtel. Alors, après avoir écumé Paris pour raconter la vie des citadins confinés, j’ai proposé un "road trip" en zone rurale.
Vendredi 8 avril
Je me prépare de quoi manger en autonomie pour deux jours, remplis mon jerricane d’eau et charge à bloc les batteries de caméra et d'ordinateur. Un petit coup d’oeil sur mon atlas routier et me voilà parti, sans vraiment de direction, même si j’ai dans l’idée d’atterrir à un moment du côté des châteaux de la Loire, sans doute un spectacle magique dans leur écrin de solitude.
En moins de vingt minutes, je passe du 19ème arrondissement à la porte d’Orléans. Mon camion ronronne dans un silence total et glisse sur les avenues désertes de la capitale. Il est 10h00, ça circule comme un 15 août au petit matin. “Covid-19, limitez les contacts”: l’annonce lumineuse, a remplacé “toutes les deux heures, la pause s’impose” sur les panneaux autoroutiers.
A propos de pause, je m’arrête sur une aire de repos pour voir à quoi ça ressemble. La station Shell est déserte, sa boutique fermée. Ne reste que la caisse accessible de l’extérieur et cachée derrière une vitre teintée. Je repars jusqu’à la prochaine sortie d’autoroute: la numéro 12, celle d'Allaines-Mervilliers.
Je traverse d’immenses champs, certains déjà en fleurs comme le colza, d’un jaune qui tourne presque la tête. Bienvenue dans la Beauce, le "grenier à blé" de la France. Sur ma droite, un tracteur arrive au bout de sa ligne de labour. Je stoppe mon camion et fais signe à l’agriculteur. Je lui explique ma démarche: je suis journaliste et fais du reportage en itinérance pour raconter le confinement à la campagne.
"Non, ça m’intéresse pas, je ne supporte plus d’entendre ce qu’ils racontent à la télé". "Mais justement, je suis là pour vous écouter". Il finit par m'expliquer à quel point il est agacé de voir que dans les grandes villes, à Paris notamment, "on respecte beaucoup moins le confinement qu’à la campagne". "Mais vous-même, vous êtes dehors, sur votre tracteur ?". "Oui, mais je travaille ! On nous voit nous comme des chanceux sur une période de deux ou trois mois, mais notre travail, il se fait sur une période de 40 ou 60 ans !".
Le ton est donné. Dans le hameau tout proche d’Allaines, 300 habitants, la rue principale est régulièrement parcourue par des poids-lourd, mais quasiment aucune voiture. Il est 13h00 et il n’y a pas un commerce. Me voilà à faire du porte-à-porte au-dessus des grillages et murets, derrière lesquels la vie s’est confinée. Des enfants jouent dans leur petit bout de jardin. Leurs parents, souvent employés dans le transport routier, m’assurent qu’ils respectent le confinement, même s’ils se sentent "plus en sécurité à la campagne". "C’est pas avec les herbes qu’on va choper quelque chose", me lance en riant Corrie, réceptionnaire sur une plate-forme logistique. Juste un peu l’ennui qui transpire.
"J’ai l’impression qu’en campagne, on est beaucoup plus raisonnable": à Allaines, à une heure et demie de route au sud de Paris, les habitants disent respecter à la lettre le #confinement #AFP @BonnetGuillaum2 pic.twitter.com/KricVEVgDX
— Agence France-Presse (@afpfr) April 9, 2020
Je remonte dans le “camion” et m’arrête quelques kilomètres plus loin au bord d’un champ, sur un lit de coucous, pour monter mon premier sujet itinérant. Je déplie ma table à l’intérieur du camion pour y installer mon petit banc de montage et raconter le confinement à Allaines, à une heure et demie de Paris.
Puis, direction Beaugency, en bordure de la Loire. J’aimerais voir si les gens applaudissent les soignants. J’attends 20h00 à côté d’un camion-pizza ouvert et sans clients. Les cloches de l’église sonnent leurs huit coups. Le village de Beaugency reste silencieux, comme d’ailleurs les autres dans lesquels j’irai me poser les deux soirs suivants.
Finalement, le service de communication du château de Chambord accepte que je filme le domaine et je décide de commencer dès ce soir, en espérant que la tombée de la nuit sera propice à la sortie des animaux dont on dit qu’ils ré-investissent les lieux en l’absence de visiteurs. A la lumière de mes phares, je vois bien quelques biches sortir des bois. Trop vite pour que j’ai le temps d’allumer ma caméra. La nuit m’attend sur les bords de la Loire.
Jeudi 9 avril
J’ai dormi dans un silence que je n’avais jamais connu. Malgré la douceur printanière et un lever du jour de toute beauté, pas une voiture, pas un promeneur. Du petit village de Saint-Dyé-sur-Loire où j’ai posé mon camion, on aperçoit la fumée au-dessus des réacteurs de la centrale nucléaire de Saint-Laurent Nouan. Je me dis que s’il y avait eu une explosion, la sensation de vide ne serait guère différente.
Je file vers le château. En attendant l’arrivée du directeur, je sillonne les allées désertes et le parc majestueux. La lumière est splendide.
Je croise juste une voiture de gendarmes prêts sans doute à me dresser une amende. Ma carte de presse sésame fait finalement l’affaire. J’échange quelques mots avec eux autour de ce calme absolu. "Ca ne nous plaît pas trop, c’est ennuyant", répond l’un d’eux tandis que je leur dis qu’au contraire "je me régale".
Calme absolu au château de Chambord, complètement déserté pendant le #confinement #AFP par @BonnetGuillaum2 pic.twitter.com/frj3fQDJu6
— Agence France-Presse (@afpfr) April 10, 2020
11h00. Feu vert pour filmer à l’intérieur. L’agent de sécurité incendie m’ouvre la lourde porte en bois du château. Je peux aller où je veux. Devant moi, le fameux escalier à double révolution de Chambord. Je suis seul, comme à chaque étage, comme sur toutes les terrasses avec vue sur les jardins déserts. Et dire que le parc accueille deux millions de touristes par an, dont un million visitent le château !
Jean d’Haussonville, le directeur du domaine, m’explique que cette fermeture au public, depuis déjà plus d’un mois, est "historique". Il faut remonter aux dernières guerres pour avoir vu le château fermer plus longtemps.
Je lui demande si je peux rester monter mon sujet à l’une des terrasses de café - fermées - il me répond: "Le domaine est à vous !". J’en profite pour recharger les batteries de ma caméra et de mon ordinateur à l’une des prises extérieures du "Café des armes du château".
Après Chambord, me voilà parti pour l’Orne. Marc-Antoine Baudoux, journaliste de l’AFP au bureau de Strasbourg qui a entendu parler de mon carnet de route, m’a donné une bonne idée: son frère y est maire d’une petite commune en “zone blanche” où il bataille pour défendre les "oubliés d’internet" à l’heure du confinement.
Cap vers le nord-ouest donc, en empruntant des nationales plutôt que l’autoroute. Trois bonnes heures me séparent de Saint-Georges d’Annebecq. Dans les villages, j’aperçois parfois des panneaux pour dire merci aux soignants, "nos super héros du quotidien", ou inciter les habitants à rester chez eux même si "le confinement, c’est long, surtout vers la fin".
Je médite sur le sens de "vers la fin". Soudain, au bord d’une ligne droite du Loir-et-Cher, une pancarte me fait faire demi-tour. Posée à côté d’un triangle de signalisation et d’un drapeau tricolore, elle résume les soucis de la région: "Bravo pour nos blouses blanches, les routiers, les agriculteurs. Les autres: restez chez vous!».
Autre panneau à l’entrée du département de la Sarthe: "Prudence, 165 tués sur les routes en cinq ans". Le soir, à la radio, j’apprends que la pandémie a fait un total de 1.341 morts en seulement 24 heures. Macabre comptabilité des deux côtés.
Les villages se suivent et se succèdent. Je les traverse par la rue principale sans presque jamais croiser personne. Chambord mis à part, je croise une seule patrouille de gendarmes sur 500 km. Je dors en bordure d’une petite clairière, à 20 minutes de Saint-Georges d’Annebecq.
Vendredi 10 avril
9h00. Aurélien Baudoux m’accueille dans sa minuscule mairie. En m’attendant, il "bricolait des trucs" dans son bureau qui fait aussi office d’accueil du public et de salle du conseil municipal. Pour ouvrir sa boîte mail, il lui a fallu dix minutes. Souvent, il se sert de son téléphone portable pour accélérer la connexion.
Son village de 148 habitants pour 90 foyers, est abonné aux coupures de téléphone. Internet rame furieusement. Le maire m’emmène au pied de poteaux téléphoniques tombés à terre ou qui attendent leur remplacement depuis trop longtemps. Fils de cuivre sortis de leur gaine ou rouillés. "Quand on parle de vétusté du réseau, on est en plein dedans", s’emporte le maire.
Il me présente un retraité qui s’inquiète des répercussions des coupures de téléphone sur le bip alarme que porte au poignet sa mère nonagénaire. "Avec ce coronavirus, ça nous pénalise doublement", lâche-t-il au milieu de ses moutons qui broutent l’herbe verte fluo entourant sa maison.
L’arrêt suivant est prévu chez la famille Sauvage, un couple avec trois enfants, de 6 à 17 ans. Ici, la "continuité pédagogique" est un désastre technologique. Mélissa, en seconde, passe parfois la journée à attendre le chargement de ses pages "Pronote", le site dédié aux devoirs et notes dans le secondaire en France. Son frère Valentin, en terminale, n’a pas assez de débit pour surfer sur internet en même temps que sa soeur. Et moi j’hallucine quand j’entends leur père Philippe résumer la situation: "Ca dépend du temps qu’il fait dehors. Si c’est humide, c’est très long parce qu’on a un problème d’oxydation des fils en cuivre, donc ça passe très mal. Alors, il faut choisir et l’heure pour se connecter et aussi des fois la météo !".
Midi. Je quitte le petit village à la recherche d’une zone moins blanche qui me permette de transmettre mon reportage. Je me gare sous des pommiers en fleurs dont les pétales pleuvent au moindre coup de vent. Un couple passe et s’arrête devant moi.
"Je suis peut-être sur votre champ ? Non, pas du tout, on se promène!" Et l’homme septuagénaire, d’engager la conversation sur leur promenade "un peu au-delà du kilomètre auquel on a droit". Il parle avec gourmandise, met un pied dans le camion et une main sur la poignée de la porte. Les gestes-barrière, il connait pas ! Je dois rouler un moment avec mon ordinateur qui rame à transmettre ma vidéo, et la batterie qui s’amenuise sans aucun bistrot où la recharger.
17h00. En route pour Paris. J’ai trop goûté à cette sensation de liberté, ces grands espaces, ces couleurs, cette nature pour envisager de nouveau le confinement parisien. Le week-end de Pâques commence et je suggère à mes chefs un reportage sur les éventuelles nouvelles échappées de citadins sur la côte normande. Yes ! Ils sont d’accord.
Demi-tour et cap sur Deauville. Je connais à peine cette station balnéaire mais j’y étais en reportage en août 2019. Je me souviens des terrasses bondées, des cafés aux tarifs prohibitifs et des boutiques de luxe. En cette fin de journée ensoleillée, il n’y a absolument personne, tous les commerces sont fermés, le Casino Barrière est silencieux et la rue de la Mer qui borde sa célèbre plage est dramatiquement vide.
A peine ai-je éteint mon moteur qu’une voiture de police fonce vers moi. Je n’ose lui demander si je peux filmer la plage malgré les barrières et l’arrêté municipal d’interdiction d’accès.
Dès qu’elle est repartie, j’enjambe les barrières et me retrouve sur la prairie de la piscine olympique. Des lapins surgissent de partout et s’éclipsent en me voyant. Je continue et m’avance sur les fameuses "Planches de Deauville", caressées par le soleil couchant. Des kilomètres de plage désertes s’étalent devant moi. La musique "chabadabada" du film de Claude Lelouch résonne à mes oreilles mais je n’ai pas été jusqu’à garer mon camion sur les Planches !
Samedi 11 avril
Arrêt sur un petit marché de village. La maraîchère est gantée mais pas masquée. Les rares clients sont masqués mais pas gantés. Les prix ont bien enflé: cinq euros pour une tomate, trois clémentines et deux bananes. Ce matin, j’ai pour consigne de trouver des contrôles de police aux abords de la plage. Je scrute les rond-points à chaque bretelle d'autoroute, mais pas l’ombre d’une patrouille. Sur l'A13 pas un véhicule ou presque, le seul que je croise sur cinq kilomètres est une voiture de pompiers. Même chose sur le pont de Tancarville. Seul, toujours seul sur la route !
Les campings ont fait leur apparition. Portes fermées, panneaux d’information Covid-19 à la clientèle. On sent bien que quelque chose cloche par un temps pareil. J’arrive à Etretat, fierté du littoral normand avec ses incroyables falaises. Là, surprise, trois gendarmes à cheval contrôlent quelques rares passants et automobilistes. Je dégaine ma caméra: je tiens mon sujet !
Le chef de la patrouille, un retraité de la Garde républicaine qui a repris du service pour cause de crise sanitaire. Amusant de les voir se pencher à la fenêtre d’une voiture pour vérifier une attestation de déplacement ou scanner le code QR d’un passant. Du haut de leur 2,5 mètres, ils ont la vue qui porte loin. "Le cheval nous permet aussi de descendre dans les valleuses, là où une voiture ne peut pas aller", explique le commandant, qui confirme que les gens respectent plutôt bien les consignes du confinement.
Détour par la mer. Partout, les accès sont barrés. Restent le ressac des vagues et le cri des goélands. Au bout d’une petite valleuse, entre Etretat et Yport, j’aperçois des "confinés" au-dessus des portes de jardins, tranquillement installés sur un transat. Je devine parfois leur présence aux éclats de voix des enfants. On sent la présence de familles bourgeoises venues se mettre au vert dans les belles demeures normandes.
Cette fois, il faut vraiment rentrer. J’emprunte encore des routes secondaires plutôt que l’autoroute. Je croise des tourterelles, des faisans qui ont pris leurs aises sur la route faute de passage. Beaucoup d’animaux morts aussi: blaireaux, hérissons, renards, il semble que le confinement ait suspendu leur ramassage.
Beaucoup de fleurs enfin, sur les arbres comme dans les champs. Je m’arrête pour en cueillir un gros bouquet à ramener à Paris. Pour me rappeler que non, je n’ai pas rêvé, la nature existe toujours.
Récit et vidéos: Guillaume Bonnet, reporter à l'AFPTV. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer