Quatre rumeurs et un "flash"

Paris - La rumeur était insistante...  Et revenait, de manière cyclique depuis des années: Jacques Chirac n'en avait plus pour longtemps. Notre journaliste Frédéric Dumoulin, ancien chef du service politique de l'AFP, et actuel directeur du bureau de Lille qui a annoncé le décès de Jacques Chirac à l'âge de 86 ans, nous livre les coulisses du départ "médiatique" de l'ancien président de la République.

"Jeudi 26 septembre. Fin de matinée. Je fais un saut aux Archives départementales du Nord, à Lille, pour consulter un document réservé une semaine plus tôt. Mon téléphone portable est en mode silencieux mais je le laisse à portée de main.

A 11H54 le téléphone vibre et le nom "Salat-Baroux" s'affiche. C'est comme une évidence. Je suis quasiment certain de ce que va m'annoncer l'époux de Claude Chirac, la fille de l'ancien président de la République, au bout du fil.

D'une voix très calme, il me dit: "Bonjour Frédéric, bon, eh bien voilà, Claude vous avait dit qu'on vous appellerait le moment venu. Le moment est arrivé ! On a préparé un petit message que je vais vous lire si vous voulez bien. +Le président Jacques Chirac s'est éteint ce matin au milieu des siens. Paisiblement+". Je note qu'il insiste bien sur la ponctuation.

Des milliers de personnes sont venues rendre hommage à l'ancien président de la République Jacques Chirac dimanche 29 septembre à l'Hôtel des Invalides à Paris, trois jours après son décès à l'âge de 86 ans. (AFP / Sameer Al-doumy)

"Je vous présente toutes mes condoléances ainsi qu'à Claude", dis-je à Frédéric Salat-Baroux avant de le remercier de son appel et de prendre congé de lui. 

(AFP / Sameer Al-doumy)
(AFP / Philippe Lopez)

 

J'ai ensuite immédiatement appelé la rédactrice en chef pour la France, Annie Thomas, pour la prévenir (en réunion, elle n'a pas pu décrocher) puis le poste fixe de la "redchef" où je suis tombé sur l'adjointe Isabelle Cortès.

Puis je passe un coup de fil à mon successeur à la tête du service politique, Christophe Schmidt, pour le mettre au courant et voir avec lui pour la rédaction du "flash", niveau le plus important des dépêches AFP, réservé à des nouvelles de très grande envergure. 

Il y a quelques années, lors d'une des hospitalisations de Jacques Chirac à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris nous avions évoqué avec Jean-Luc Bardet, alors rédacteur en chef France, la façon dont nous annoncerions le moment venu le décès de l'ancien président de la République. Eu égard à la stature de Jacques Chirac sur la scène internationale, et en particulier en Asie, en Afrique et dans le monde arabe, ce sera un “flash” non seulement pour la France mais également pour nos abonnés à l'étranger.

Le fameux "flash" tombe donc sur les fils à 11H57. Les chaînes de télévision et de radio bouleversent leurs programmes. Fait assez rare, France 2 et d'autres chaînes montrent à l'écran la dépêche-flash.

 

Ce jeudi midi, l'appel téléphonique de Frédéric Salat-Baroux n'est en fait pas totalement une surprise. Depuis deux jours, nous sommes en "alerte". Mardi 24, à la mi-journée, plusieurs journalistes politiques parisiens m'ont en effet téléphoné pour me demander: "Il paraît que Chirac, c'est sérieux là ?".

 

(AFP / Philippe Lopez)

Avec l'un d'entre eux, nous nous permettons même d'en parler avec une certaine ironie tant nous avons pu échanger d'appels de ce genre sur la santé déclinante de l'ancien président…

Mais au cas où, j'envoie aussitôt un SMS à Claude Chirac -pas de gaieté de cœur à vrai dire car c'est quand même assez intrusif, ce genre de questions- en lui écrivant: "Bonjour Claude, j'espère que vous allez bien et que vous avez passé un bel été. Nous ne sommes pas en période de vacances :-) mais figurez-vous que j'ai été à nouveau assailli de coups de fil sur ce que vous savez… La rumeur parisienne, une fois de plus… J'ai quand même préféré vous envoyer un SMS comme vous me l'avez dit. Amitiés, Frédéric".

Jacques Chirac, alors maire de Paris, assiste avec sa fille Claude, le 17 janvier 1984, à la représentation de l'Etiquette, pièce de Françoise Dorin, au Théâtre des Variétés à Paris. (AFP / Joel Robine)

Elle ne répond pas. Mais au fil des années, il lui est déjà parfois arrivé de ne pas répondre. Après un échange avec Christophe Schmidt, je tente de joindre aussi Frédéric Salat-Baroux. Ce dernier me rappelle à 14H30 en me disant "J'ai eu plein de SMS. Mais RAS".

Je lui demande s'il y a une dégradation de l'état de santé de Jacques Chirac. Il se contente de répéter "Rien à signaler" puis "rien à signaler de particulier". Le "de particulier" me fait un peu tiquer d'autant que l'ancien président de l'Assemblée nationale Jean-Louis Debré, fidèle chiraquien, vient de répondre à Sylvie Maligorne, ancienne cheffe du service politique de l'AFP: "Je suis au courant de la rumeur, je ne veux pas commenter, ni dans un sens, ni dans un autre".

"Le jour où quelque chose arrivera, vous serez prévenu, n'ayez crainte", m’a de toute façon assuré Frédéric Salat-Baroux. 

De fait, il se trouve qu'avec les années, au service politique, je pense avoir développé une relation de confiance avec Claude Chirac, fille cadette de l'ancien chef de l'Etat et gardienne parfois sourcilleuse du temple de la chiraquie.

Je l'avais prévenue quand j'avais quitté le service politique, à l'été 2018, mais elle m'avait dit qu'elle préférait ne pas changer d'interlocuteur. Celle qui a régné sur la communication de Jacques Chirac pendant 12 ans à l'Elysée n'est pas facile à apprivoiser…

Avec Claude, nous avons pris l'habitude d'échanger régulièrement sur les hospitalisations de son père et autres sujets d’actualité en rapport avec la famille Chirac, le plus souvent par SMS ou au téléphone. Cette femme, qui peut donner l'impression de ne plus trop se faire d'illusions sur la nature humaine, en parle souvent sur le ton de l'humour ou avec une ironie mordante.

Claude Chirac reçoit des personnalités venues rendre un dernier hommage à son père Jacques Chirac le 29 septembre à l'Hôtel des Invalides à Paris, trois jours après son décès. (AFP / Kamil Zihnioglu)

 

Exemple, un jour de 2017: "Non, non, je vous rassure, Chirac (elle disait toujours "Chirac" ou "Jacques Chirac", pas "papa", alors qu'elle désigne sa mère Bernadette en parlant de "maman") est toujours vivant. N'en déplaise à Christine Boutin !"."Tout va bien. Mais bon... cela arrivera un jour"

Une pique à cette ancienne candidate à la présidentielle qui a un jour commis un tweet affirmant que le président Chirac est décédé. Cela a, sans surprise, ulcéré Claude.

D'autant que quand j'ai interrogé Mme Boutin sur les raisons de son tweet, elle m'a simplement lancé: "De toute façon, s'il n'est pas encore mort, c'est imminent" (sic).

Une autre fois, Claude me dit, toujours avec un certain recul: "Tout va bien. Mais bon, cela arrivera un jour… Et le jour où ça arrivera, je vous appellerai. Je passerai par vous, je veux que ce soit annoncé par une dépêche AFP". 

Pour Jacques Chirac -comme pour François Hollande d'ailleurs- il n'y avait que les dépêches AFP qui comptaient !

Autre échange, le 14 mai 2017, jour de l'investiture d'Emmanuel Macron. Il se dit dans Paris que le successeur de François Hollande à l'Elysée pourrait venir saluer l'ancien président de la République à son domicile de la rue de Tournon, dans le VIe arrondissement. J'envoie à sa fille un SMS: "Bonjour Claude, vous allez bien ? Votre père va-t-il recevoir une visite importante aujourd'hui ? :-)". Réponse pleine d'humour de Claude: "Non ! A part moi bien entendu".

Elle ne supportait pas que certains "fidèles" chiraquiens puissent parler de son père et de sa santé ou essayer de lui attribuer des propos.

Jacques Chirac, alors maire de Paris, en compagnie de son épouse Bernadette et sa fille Claude, le 11 novembre 1994 in Paris à Paris, en pleine campagne pour l'élection présidentielle de 1995 qu'il avait remportée (AFP / Pascal Pavani)

Toujours sur ces fameuses rumeurs, je me souviens de cette rencontre avec Claude Chirac, rue de Tournon, il y a six mois, en mars.

Au milieu d'une longue conversation sur la généalogie, nous avions devisé sur la récurrence de ces rumeurs et plaisanté sur le fait qu'elles repartaient de plus belle chaque été, quand l'actu retombe, ou au moment de Noël, de l'anniversaire de Jacques Chirac ou des vacances scolaires..

Je me rappelle très bien d'un épisode, le jour du second tour des élections régionales, en décembre 2015.

J'étais au siège de l'AFP, au service politique, il devait être 18H00. Claude me dit au téléphone en rigolant : "Vous voulez en apprendre une bonne ?

Un de vos confrères m'a appelée en me disant +Il paraît que votre père est mort depuis ce matin mais que vous attendez le résultat des élections avant de l'annoncer…+ Vous vous rendez compte !".

Jacques Chirac, le 29 mars 2006 au Palais de l'Elysée. (AFP / Patrick Kovarik)
Jacques Chirac salue la foule en quittant le Palais de l'Elysée après la passation de pouvoir avec Nicolas Sarkozy qui lui succède le 6 mai 2007 au sommet de l'Etat, à l'âge de 52 ans. (AFP / Patrick Kovarik)

 

Et, comme si les rumeurs étaient inépuisables, même après la "vraie" mort de Jacques Chirac, une autre rumeur a circulé, certains allant jusqu'à affirmer: "Chirac est mort depuis lundi en fait et ils attendaient le retour de Macron de New York pour l'annoncer" (re-sic).

Frédéric Dumoulin