Ma vie chez Big Brother
Kashgar, Chine -- En Chine, l'information ne tombe pas "toute cuite" dans les boites mails des journalistes. Il n'y a pas de "chargés de communication" qui vous abreuvent de communiqués et répondent aux appels sur leur portable facilement comme dans mon Australie natale.
Un exemple pour commencer: l'an dernier, un 26 décembre, le fameux "Boxing day" des anglophones, nous devions couvrir le procès en dehors de Pékin d'un défenseur des droits de l'Homme. Nous sommes arrivés au petit matin, dans l'espoir d'assister à l'audience.
Un comité d'accueil composé de policiers en civil nous attendait.
La technique de ces agents est rodée: ils se plantent devant la caméra pour empêcher les prises de vue. Parfois, c'est plus direct: une main devant l'objectif.
Ce jour-là, ils cherchaient à éviter à tout prix que je puisse poser des questions à un sympathisant de l'avocat mis en cause. C'est allé jusqu'à la bousculade. Finalement, un des policiers a même frappé mes parties génitales, me forçant à m'éloigner.
J'ai donc fini par comprendre que parlementer avec ces voyous n'avait aucune utilité. Inutile aussi d'appeler à la rescousse des policiers en uniforme, ils ne bougent pas. Et discuter débouche sur une escalade stérile. J'ai appris à faire demi-tour.. pour chercher meilleure fortune ailleurs.
Je me suis rendu au Xinjiang armé de cette expérience vers la fin du mois de mai. Le Xinjiang est une vaste région où vivent les Ouïghours et autres minorités turcophones de Chine. Selon les organisations de défense des droits de l'Homme, les autorités y détiennent près d'1,2 million de personnes, des Ouïghours que l'on cherche à rééduquer "pour combattre l'extrémisme religieux" de séparatistes accusés de violences. C'est un territoire extrêmement surveillé où selon ces ONG les autorités étouffent la culture des habitants et vont jusqu'à détruire leurs mosquées.
Dans ce contexte et en tant que journalistes, nous étions "attendus" avant même d'avoir décollé de Pékin.. et surveillés dès notre arrivée. Nous étions filmés et espionnés aux abords de l'hôtel, suivis en voiture.. J'ai même compté quatre véhicules à une reprise.
Dans cette région réunie à la République populaire de Chine en 1949 et secouée par des troubles séparatistes tout au long du XXème siècle, la présence des forces de l'ordre est massive. Je n'ai jamais rien vu de tel ailleurs en Chine.
Nous avons vu des postes de contrôle partout et des policiers postés aux carrefours même quand les feux rouges faisaient très bien l'affaire. A chaque check-point nous devions descendre de la voiture, montrer nos passeports, passer par des systèmes de reconnaissance faciale... ironiquement inefficaces sur les étrangers.
Etrangers et Ouïghours étaient passés au crible. Mais j'observais que pour les Han, l'ethnie majoritaire en Chine, les contrôles n'étaient pas aussi stricts.
"Aimez le parti", "Etudiez la pensée de Xi" Jinping, le président chinois, "L'unité entre ethnies est importante", "Renforcez votre amour de la Chine"... sont certaines des inscriptions que nous avons notées sur affiches et murs.
Un message relayé aussi par le "street art" local, comme sur ce mur d'hôpital où un marteau s'abat sur de sombres terroristes.
Pour nous, l'entreprise de dissuasion a atteint des sommets... avec l'application de la "technique de l'accident de voiture".
Alors que nous enquétions sur la présence de camps de rééducation, nous avons soudain aperçu une scène étrange sur la route. Un groupe d'habitants s'affairait autour d'un tuk-tuk et d'une berline noire.
Ils approchaient très lentement, centimètre par centimètre, le tuk-tuk de la berline.
Puis les occupants des deux véhicules en sont sortis et prenant un air de circonstance ont commencé à passer des appels avec leur téléphone portable, comme toute victime d’accident de voiture.
Pendant ce temps, nous avons longé le groupe sans être vus. Au bout de la rue, il y avait le camp que nous cherchions et nous avons pu filmer pendant quelques minutes, avant de revenir sur nos pas.
"L’accident de voiture" avait entraîné la fermeture de la rue, des dizaines de conducteurs étaient bloqués. C’était manifestement un faux accident: aucun des deux véhicules n’avait la moindre rayure.
Nous étions coincés, mais ravis car nous avions nos images ! Ensuite, nous avons trouvé un deuxième accès. Là, un homme vêtu d’un jean et d’un t-shirt noirs a couru vers nous en criant "Vous devez partir ! C’est pour votre sécurité ! Vous n’avez pas le droit d’être ici ! ".
Un deuxième individu s’est approché à bord d’une moto. J’ai continué à filmer. J’ai appris que ce genre de scène fait partie de l’histoire. Une main sur l’objectif aussi.
L’étape suivante s’est avérée tout aussi surréaliste. Nous cherchions à visiter un village dont la mosquée avait été détruite selon des images satellite que nous avions pu consulter.
La route était coupée. "Vous ne pouvez pas aller plus loin, il y a des exercices d’entrainement de la police sur cette route", nous expliqua alors un policier. "Et pour combien de temps ? Je ne sais pas".
Derrière nous deux jeunes femmes à la mode sont descendues d’une minivan violette. Elles ont expliqué au policier qu’elles étaient enseignantes en vacances. Rien qui nous paraisse suspect. De notre côté, nous avons pu atteindre le village par un autre biais. La fourgonnette des "touristes" nous avait suivi.
"Que faites-vous ?", ai-je demandé à l’une d’entre elles après avoir marqué un arrêt. "Nous sommes perdues, et donc nous vous suivons", a-t-elle répondu. "Je ne peux pas vous aider. Nous sommes journalistes, si vous nous suivez, vous pourriez vous mettre en danger".
J’étais énervé, mais je continuais à les croire… Et une fois encore, nous voilà expulsés du village par un autre agent.
Mais l’homme n’a pas chassé les jeunes femmes… Et elles ont cessé de nous suivre. Pour moi, c'était clairement de "fausses touristes".
Travailler dans ces conditions a un prix. C’est épuisant. Mais il arrive que la dimension comique compense les difficultés.
Un soir, toujours au Xinjiang, nous avons partagé un verre avec des fonctionnaires chargés de la propagande.
"Alors comment s’est passé votre séjour ?", a demandé une des femmes du groupe. "Très bien. Je me suis senti très en sécurité car beaucoup de personnes m’ont suivi", ai-je ironisé.
Elle n’a pas eu l’air amusée.
Ce blog a été écrit avec Yana Dlugy à Paris.