A marche forcée
Pudsey, Yorkshire de l'Ouest (Angleterre) -- Je ne sais pas trop comment l’idée m’en est venue, peut-être que c’est grâce à ma femme. A la maison c’est elle qui jardine, elle a la main verte. J’habitais Londres quand je travaillais pour une autre agence de presse, et en entrant à l’AFP nous avons déménagé pour le nord, près de Manchester. Non loin, près de Leeds, se trouve ce qu’on appelle depuis toujours le “triangle de la rhubarbe”, tout le monde ou presque en a entendu parler.
Personnellement, j’aime beaucoup cette plante, en tarte ou en compote. Je l’ai savourée pendant toute mon enfance. Maintenant que nous avons un jardin on a bien essayé d’en faire pousser, mais sans grand succès. Il n’y a que mon beau-père qui y soit arrivé.
La rhubarbe se récolte normalement d’avril à juin. Mais la variété qu’on appelle « forcée » arrive plus tôt dans l’année. Elle porte ce nom parce qu’en la privant de lumière naturelle, on bloque la photosynthèse qui transforme le sucre contenu dans la plante en chlorophylle. Cette dernière épaissit la fibre de la rhubarbe et la rend plus acide au goût. En gardant la plante dans le noir on la trompe en lui faisant croire qu’on est encore en hiver. Et elle reste plus sucrée et plus tendre.
La condition absolue est que les abris ne laissent passer aucune lumière naturelle ou artificielle. Si vous laissez une lampe allumée pendant une demi-heure par exemple, c’est fichu, la photosynthèse démarre.
Comme on ne peut pas travailler dans le noir complet, s’il faut vraiment un peu de lumière, pour arroser par exemple, on allume pendant cinq minutes. J’ai utilisé ce moment pour photographier un fermier jetant un œil sur ses cultures.
C’est le seul où il a été facile de travailler. Sinon, c’est beaucoup plus compliqué, comme au moment de la récolte, qui se fait à la bougie. La lumière de cette dernière est trop faible pour démarrer la photosynthèse.
Pour les fermiers, c’est une période critique. Leur produit bénéficie d’une Appellation européenne d’origine protégée, la « Rhubarbe forcée du Yorkshire ». Avec un cahier des charges qui fait 13 pages.
C’est un produit fin, expédié jusqu’à Londres, New York et ailleurs.
Alors même si les fermiers sont des gens forts sympathiques, ils ne peuvent pas arrêter de travailler pour le temps d’une pose photo.
En termes techniques, ça m’a singulièrement compliqué la tâche : prendre une photo claire et précise de gens qui bougent rapidement dans un environnement très sombre.
J’ai essayé le flash une ou deux fois mais pour l’essentiel je me suis rabattu sur une ouverture très grande, une sensibilité ISO très élevée et un temps de pause long. Et ensuite j’ai shooté en rafales, en essayant de trouver ensuite la photo dans laquelle il y avait le moins de mouvement, que ce soit celui du fermier, ou de ma main… Ce n’est pas ma façon habituelle de procéder. Je préfère attendre le bon moment pour déclencher, mais là je n’avais pas vraiment le choix.
Les fermiers ont de longues journées de travail. Ils commencent par la récolte de la rhubarbe à 08h00, jusqu’à midi. Puis vient l’emballage du produit, avant de s’occuper des champs à l’extérieur. La rhubarbe pousse en plein air pendant deux ans, avant d’être transplantée dans les abris pour sa troisième et dernière année de pousse.
Cette saison n’a pas été excellente, à cause de variations trop fortes des températures. Les plantes ont souffert à l’extérieur.
Au fait, on m’en a offert un bouquet, que j’ai rapporté à la maison. Je ne sais pas si leur goût est à la hauteur de leur réputation. Pas encore en tout cas. Parce que je vais les goûter ce soir avec mes deux fils. Et j’ai hâte de voir ce que ça donne, dans une tarte, avec de la crème glacée.