Un Brexit sans fin
Londres -- En tant que reporter de l’AFP à la Chambre des communes britannique je suis aux premières loges pour la couverture du Brexit depuis ses débuts. C’est souvent une histoire surréaliste.
Prenez celle qui s’est déroulée il y a quelques mois, alors que je me trouvais en compagnie de collègues journalistes à discuter devant la salle d’une commission de la Chambre, où des députés se trouvaient réunis pour discuter de leur dernière tentative en date pour débarquer la Première ministre Theresa May.
La rumeur du jour était que Jacob Rees-Mogg, l’aristocrate chef de la fraction la plus dure des partisans du Brexit au sein du parti conservateur de Theresa May, avait rédigé une lettre de défiance contre sa direction. Les jours de la Première ministre seraient comptés s’il arrivait à inciter suffisamment de députés à imiter sa démarche.
« Avez-vous écrit votre lettre Jacob ? », lui a demandé un de mes collègues. « Grattez, grattez, Mr Gibbon » a-t-il répondu en pénétrant dans la salle, déjà emplie du bruit des mains frappant la table et des cris de « Oyez, oyez ».
Nous avons échangé des soupirs exaspérés. Rees-Mogg est réputé pour son langage excentrique. Il a établi le record du mot le plus long jamais utilisé au parlement, « floccinaucinihilipilification” (l’action ou l’habitude de considérer une chose comme sans valeur). Mais d’ordinaire on a une idée de ce qu’il veut dire.
Une petite recherche en ligne a révélé que sa phrase venait tout droit de celle adressée par un duc à un historien du 18è siècle, le susnommé Gibbon, qui était un écrivain prolifique. Peut-être fallait-il voir dans sa remarque une pique, pas injustifiée, adressée au pool trop zélé des journalistes à Westminster. Mais ça ne répondait pas à notre question : s’agissait-il du début de la fin pour Mde May et son plan de sortie de l’Union européenne?
Un ministre passant par-là s’est arrêté pour se plaindre des complots entrepris par les collègues de son propre parti. « Ça ressemble à un fichu gouvernement alternatif », a-t-il grommelé.
Juste après, Mr Rees-Mogg est sorti de la salle pour confirmer qu’il avait bien écrit sa lettre de défiance, avant de descendre un élégant escalier pour tenir une conférence de presse impromptue sur les marches du parlement. Nous avons eu l’impression de nous trouver peut-être à un moment clé de cette longue épopée compliquée.
Las, un contestataire a surgi en criant à tue-tête « Arrêtez le Brexit », à l’aide d’un porte-voix et à destination du député, rendant inaudible le discours historique de ce dernier. Il a fallu se retenir pour ne pas en rire.
Le Brexit est une grosse histoire avec des conséquences sérieuses pour le Royaume-Uni, économiques, politiques, sociales et diplomatiques. Je trouve fascinant d’être reporter à l’endroit où se prennent les décisions qui en conditionneront l’issue. Mais en tant que citoyenne britannique, observer le chaos politique ambiant est aussi très perturbant. Il vaut mieux garder son sens de l’humour.
Mon travail consiste à suivre les projets présentés par le gouvernement et ceux des différents groupes qui ont leur propre idée sur le Brexit. Mais d’abord il y a la Première ministre. Theresa May n’est pas très à l’aise avec des discussions au pied-levé. Elle a beau jeu de nous inviter à sa résidence de Downing Street deux fois par an pour boire un verre. Ça se résume souvent à une séance interminable de conversations sans intérêt.
Quant à ses déclarations publiques elles sont truffées de phrases répétitives, comme « Brexit veut dire Brexit, c’est-à-dire reprendre le contrôle », qui lui valent le sobriquet de « Maybot » (May la robot).
Il lui arrive parfois de baisser la garde. Lors d’une récente conférence de presse elle a demandé au journaliste se trouvant face à elle, George Parker du Financial Times, de lui poser sa question. Mais il ne s’agissait pas de George. Elle a tenté de corriger le tir en croyant s’adresser finalement à George avec le journaliste suivant. Encore raté. Quand elle s'est cassée les dents une troisième fois, elle s'est mise à glousser.
Les informations officielles nous viennent aussi sous la forme de briefings quotidiens de Downing Street. Dans une pièce ronde des Communes, nous questionnons le porte-parole de May sur tout, des points de détail sur sa politique jusqu’à ses projets pour le week-end. Nous sommes félicités à chaque fois qu’une question ne porte pas sur le Brexit, ce qui arrive rarement.
Il y a une vraie compétition pour obtenir une confirmation ou un démenti de la dernière hypothèse brûlante sur ce qui attendrait le Royaume-Uni en cas de sortie de l’UE sans un accord. Dernier exemple en date, des responsables auraient planifié l’évacuation de la famille royale en cas d’émeutes à Londres. « Ce n’est tout simplement pas vrai, si vous pouvez y croire », a laissé tomber le porte-parole avec un ton plein de sarcasme.
Et puis il y a les débats à la Chambre des communes. Avec parfois un discours inspiré. Et de nombreux députés faisant de leur mieux pour trouver une solution à une situation visiblement sans issue. Mais trop souvent, et malgré son élégant décor gothique, la chambre a tout d’une cour de récréation avec des députés braillant et se criant dessus entre les bancs couverts de cuir vert.
Dans la galerie réservée à la presse, qui surplombe le siège du « speaker », le président de la chambre, je prends toujours un siège dans l’axe des Conservateurs, qui sont majoritaires. Ils se disputent régulièrement entre eux, à coup de réflexions désobligeantes, de doigts accusateurs et de papiers agités en l’air. L’opposition ne fait pas mieux, mais eux se lâchent avec la Première ministre assise devant, qui s’efforce de garder un air stoïque.
Pendant ce temps le « speaker », assis sur un fauteuil de bois sculpté, leur crie d’arrêter de crier. Il arrive que la situation dégénère. Un député s’est emparé de la masse d’armes cérémonielle avant d’être rapidement expulsé de la Chambre.
Parfois le boucan est si fort qu’on a l’impression qu’il pourrait faire tomber les murs. Ce risque n’est pas nul. Le Parlement est en attente d’une rénovation majeure. En attendant ses responsables en sont réduits à coller des rustines. Nos briefings sont ainsi régulièrement troublés par l’irruption d’hommes en gilets fluorescents en route pour la toiture.
Derrière mon bureau qui se trouve juste sous l’horloge de Big Ben, dans le dédale de pièces occupées par la presse, un torrent de flotte se déverse dans un seau sale à chaque fois qu’il pleut. J’ai fait sauter les plombs de la pièce en y branchant un radiateur électrique l’hiver dernier. Ceci étant dit, nous bénéficions d’une vue splendide sur la place du Parlement.
Je partage un bureau avec des journalistes travaillant pour des journaux pro- et anti-Brexit. Cela peut surprendre, mais le « lobby », comme on surnomme le groupe des journalistes couvrant Westminster, est un milieu très chaleureux.
La plupart des journalistes n’ont rien d’un idéologue. Ils cherchent avant tout une bonne histoire, un peu de drame, une intrigue et des personnalités hautes en couleur, toutes choses dont le Brexit regorge. Un autre avantage à cette ambiance est qu’elle permet de jauger ce qui se passe dans l’autre camp. Même si, pour être très honnête, l’essentiel de nos conversations porte sur la qualité déplorable du wifi ou sur le fait de savoir qui a oublié de rapporter les tasses à la cafétéria, qui en est maintenant à court.
Les rumeurs y battent leur plein. Et sur Twitter aussi, bien entendu. A Westminster, tout le monde tweete. Même Palmerston, le chat du ministère des Affaires étrangères, a son propre compte (@diplomog). La plupart du temps les gens se contentent de se retweeter les uns les autres, créant ainsi une parfaite chambre d’écho numérique. Les vraies nouvelles se répandent d’autant plus vite.
Lors d’un récent débat aux Communes, Jeremy Corbin, le chef du parti Travailliste, la principale force d’opposition, s’est fait prendre en direct à la télévision en train semble-t-il de murmurer les mots « femme stupide » à propos de la Première ministre. La vidéo est rapidement devenue virale, les députés conservateurs s’en emparant immédiatement. Un tollé s’en est suivi, jusqu'à cette scène surréaliste d’un groupe de députés agglutinés autour du « speaker » pour l’implorer de bien vouloir regarder l’extrait. Mr Corbyn a démenti avoir prononcé ces mots.
Il y a beaucoup d’évènements qui nous distraient du sujet du Brexit. Et pourtant le processus avance inexorablement.
Après des mois de négociations tortueuses avec l’Union européenne, nous sommes finalement arrivés en novembre à un projet d’accord de sortie. Quoi qu’on en pense, après tous les faux départs, les interrogations et les démissions de ministres menaçant l’existence du gouvernement, c’était un véritable progrès. Nous sommes tous retournés à Bruxelles avec la Première ministre pour la signature du projet d’accord lors d’un sommet un dimanche matin de novembre.
Sauf qu’au pays, nous avons vite compris que les députés ne l’aimaient pas. Ils l’ont rejeté le 15 janvier. Et pas à moitié. Avec une marge si forte qu’elle a établi un nouveau record pour l’échec d’un gouvernement britannique devant la chambre. Normalement Theresa May aurait dû rendre son tablier. Mais nous ne sommes pas en temps normal. Elle a mis au défi l’opposition de la mettre en minorité, et l’a emporté. Tout comme elle avait eu le dessus sur Mr. Rees-Mogg.
Ces vingt-quatre heures ont été épuisantes, et nous ont ramené au point de départ. C’est-à-dire sans projet de Brexit.
« Qu’est ce qui se passe ? », m’interrogent régulièrement par texto ma famille et mes amis. « Je fais des stocks de papier-toilette », m’a informé l’un d’eux lors d’une période de crise le mois dernier. Les plus anxieux terminent généralement la conversation par : « Nous sommes tous fichus !».
Personnellement, l’incertitude pesant sur l’avenir me tape sur les nerfs. Le degré d’ignorance sur le fonctionnement de l’UE est frustrant. Tout comme la division, non seulement parmi les politiciens, mais jusque dans la vie de tous les jours. Avec les chauffeurs de taxi. A la porte de l’école. Même mon marchand de journaux a son opinion. J’essaie de l’éviter pendant mes jours de repos.
Bien sûr, j’ai ma petite idée sur la façon dont les choses devraient se passer. Je me retrouve à maudire des personnes qui passent à la télévision, comme tout le monde. Mais mon travail consiste à aider les gens à comprendre le sujet, pas à râler dessus. Il y a déjà suffisamment de gens pour le faire.
Tout expliquer n’est pas chose facile, notamment à cause du jargon ambiant. Est-ce que nous souhaitons un Brexit « dur », « mou », ou juste « doux», et pourquoi pas du genre « Norvège-plus » ? Sans parler des tactiques parlementaires engagées par les députés pour essayer d’emporter l’affaire : le « compromis de Malthouse », l’ « amendement Grieve », le « plan Cooper-Boles ».
Comme l’a remarqué un collègue, la liste fait penser à une collection de titres de mauvais romans de gare, qui ne veulent strictement rien dire pour le commun des mortels.
Alors quand nous avons le sentiment de tourner en rond, je sors. Un petit groupe de manifestants se réunit chaque jour face au Parlement, près du petit village de tentes abritant les télévisons en continu. Leur nombre fluctue au gré de l’actualité.
Je bavarde avec ceux qui pensent que cette affaire est une folie à arrêter de toute urgence. Et ensuite avec les partisans du Brexit qui, comme beaucoup d’électeurs à travers le pays, se demandent pourquoi il prend tant de temps: « Pourquoi ne pouvons-nous pas juste partir ? »
En rentrant à mon bureau j’essaie à nouveau de comprendre ce qui se passe. Et quand je n’y arrive pas, je me dis qu’il arrivera bien quelque chose demain.
La dernière rumeur veut que le Brexit n’intervienne finalement pas comme prévu le 29 mars. Que le gouvernement va faire traîner les choses. Ou convoquer des élections anticipées. Tout est possible. On entend même que la reine Elizabeth II pourrait intervenir en personne. C’est fort improbable. Mais qui sait ?