Le rire de Shah Marai

Kaboul -- Shah Marai adorait raconter des blagues salées.

Ses yeux bleu-vert et perçants brillaient malicieusement en en partageant une avec vous. Et il riait avant même d’en délivrer la chute.

Shah Marai, chef photographe pour l'Afghanistan, dans le bureau de l'AFP à Kaboul, le 17 avril 2012. (AFP / Johannes Eisele)

Mes collègues de Kaboul m’avaient avertie de son sens de l’humour particulier quand j’ai rejoint le bureau en août 2017.

Au début, je pensais qu’il cherchait à me provoquer parce que j’étais la cheffe et l’une des rares femmes de l’équipe.

J’ai vite compris que c’était juste sa façon d’être. Il adorait faire rire les autres.

Une jeune femme Hazara marche devant l'emplacement où se tenaient les statues des Bouddhas de Bamyan,détruites en 2001 par les talibans. Cette photo date du 1er août 2010. (AFP / Shah Marai)

Une semaine a passé depuis sa mort avec huit autres journalistes dans un double attentat dans la capitale afghane revendiqué par le groupe de l’Etat islamique.

Il s’était précipité sur le lieu d’un attentat suicide, comme tant de fois avant. Il était sur place avec un groupe de journalistes quand la deuxième explosion est survenue.

Sur les lieux d'un attentat au camion piégé ayant fait au moins 90 morts, à Kaboul, 31 mai 2017. (AFP / Shah Marai)
Sur les lieux d'une attaque suicide à Kaboul ayant fait au moins 26 morts, le 21 mars 2018. L'attentat, visant de simples civils célébrant le nouvel an perse, avait été revendiqué par le groupe Etat islamique. Le même qui revendiquera la double attaque qui tuera Shah Marai et huit de ses collègues le 31 avril suivant. (AFP / Shah Marai)

 

Sa mort prématurée a laissé un grand vide dans la vie de beaucoup de monde. Il était le plus ancien employé de l’équipe de l’AFP à Kaboul, qui l’avait élevé au statut de pilier de la tribu, un « grand-père », comme il aimait en rire. Shah Marai avait 41 ans.

Figure emblématique de la communauté soudée des, -plutôt jeunes-, journalistes afghans, Shah Marai était autant admiré que respecté. Il faisait partie de ces rares vétérans qui avaient eu le courage de prendre des photos sous le régime des talibans, au prix de risques immenses.

Combattants talibans près de Kaboul, le 4 octobre 2001, qu'ils tiennent encore tout en se préparant à une offensive américaine et des forces de l'Alliance du nord. Ils en seront chassés un mois et demi plus tard. (AFP / Shah Marai)
Des commandos afghans en patrouille dans une rue proche du quartier-général de la police à Kaboul, le 21 janvier 2013, après des heurts entre combattants talibans et forces afghanes. (AFP / Shah Marai)

 

En Afghanistan, la proximité de la mort noue des liens très forts entre collègues, avec le souci qu’il faut veiller chacun sur l’autre.

Cette solidarité s’est exprimée de façon intense cette semaine passée avec des messages de condoléances et de sympathie adressés en nombre au bureau de l’AFP depuis le monde entier. Ils ont procuré un certain réconfort à une équipe qui lutte pour faire son deuil d’un collègue cher à son cœur et d’amis proches.

De jeunes participants à la fête chiite d'Achoura, avec les chaînes servant à se flageller, photographiés ici dans une mosquée de Kaboul. 15 janvier 2008. (AFP / Shah Marai)

Le talent impressionnant et la sensibilité de Shah Marai comme photographe a été célébrée universellement ces derniers jours. Mais c’est sa générosité et sons sens de l’humour qui manqueront le plus à ceux qui le connaissaient.

Une jeune afghane de la tribu nomade des Kouchi, dans une classe sous une tente, dans les faubourgs de Kaboul, le 27 octobre 2017. (AFP / Shah Marai)

La journée de l’équipe démarrait presque invariablement avec les blagues que Shah Marai, -généralement premier arrivé au bureau-, avait postées sur Facebook, provoquant des fous-rires dans la salle.

Des enfants jouent avec des pistolets en plastique, à Kaboul le 8 août 2013. Près de 2.300 civils ont été tués ou blessés dans des attentats en Afghanistan l'an dernier, selon l'ONU. (AFP / Shah Marai)
Enfants et balançoires près d'un cimetière de Kaboul, le 31 juillet 2013. (AFP / Shah Marai)

 

Quelques semaines avant sa mort il nous a emmené ma collègue française Anne Chaon et moi-même dans une petite excursion à une heure de route au nord de Kaboul pour y voir des arbres de Judée en fleurs.

C’était son idée, -« vous restez trop au bureau », nous avait-il dit-, et nous étions très excitées. Nous lui avons demandé si nous pouvions amener notre amie Sonia et il a répondu avec un rire malicieux et la suggestion de louer un bus pour y inviter toutes nos amies féminines. Marai était toujours charmeur.

Photo non datée de Shah Marai à Kaboul. (AFP / -)

Assis sur un tapis étalé sous les arbres, baignés dans un chaud soleil de printemps et partageant un simple petit-déjeuner de pain, chocolat et café, nous avons parlé de sa famille. Il était excité par la naissance imminente de sa première fille, une petite sœur pour ses cinq garçons. Elle est arrivée au monde quelques jours plus tard.

Quand Shah Marai est revenu au travail nous avons célébré sa naissance avec un gâteau dans le jardin du bureau de l’AFP. Quelques heures avant, Shah avait photographié les conséquences d’un attentat suicide contre un bureau d’enregistrement des électeurs qui avait fait 60 morts. La réalité quotidienne de l’Afghanistan.

Transport d'urnes pour l'élection présidentielle de 2009. Vallée du Panchir, au nord de Kaboul, 19 août 2009. (AFP / Shah Marai)

Le jour de sa mort, il y a eu une certaine confusion pour déterminer son âge. Il avait 41 ans, comme il s’est avéré, mais il avait souvent plaisanté sur le fait qu’il était dans la trentaine. Les afghans ne connaissent souvent pas leur âge véritable.

Le même soir je me suis souvenu qu’il m’avait envoyé ses informations personnelles quelques mois plus tôt pour participer à un reportage sur la mission Resolute support de l’Otan en Afghanistan. J’ai retrouvé sa date de naissance : 05/02/1977. Il avait encore tant de temps à vivre.

Shah Marai, à son bureau de l'AFP à Kaboul, le 17 juin 2010. (AFP / Ed Jones)

Sur son bureau désormais presque vide dans le bureau de l’AFP se tient une photo de lui, vêtu d’un gilet pare-balles bleu et portant un casque et deux appareils-photo. Il regarde calmement l’objectif, un homme respirant une paisible confiance en soi.

Une couronne de fleurs fatiguée occupe le fauteuil de cuir noir dans lequel il s’inclinait avec les pieds posés sur le bureau. Le portrait de Shah Marai et de ses cinq fils, qu’il adorait, est accroché au mur. Mais ses appareils-photos et smartphones, qu’il gardait toujours à portée de main pour parer au plus pressé, ont été détruits par l’explosion. Tout comme le cœur de ceux qui l’aimaient.

Shah Marai et ses cinq garçons, chez lui à Kaboul, le 6 mai 2016. Il avait eu une fille, sa première, quelques semaines avant sa mort le 30 avril 2018. (AFP / Wakil Kohsar)

Shah Marai est le deuxième journaliste de l’AFP à être tué en Afghanistan en quatre ans. Son ami très cher Sardar Ahmad est mort avec sa femme et deux de ses trois enfants dans une attaque des talibans en 2014. Sa mort avait porté un coup dévastateur à Shah Marai et au reste du bureau, mais il avait guidé l’équipe dans ce deuil.

Des journalistes pakistanais avec des lumignons à la mémoire de Shah Marai, à droite sur la photo, et de son collègue du bureau de l'AFP Sardar Ahmad, tué dans un attentat en 2014, et dont il avait lui-même organisé les funérailles.Islamabad, 1er mai 2018. (AFP / Aamir Qureshi)

Aujourd’hui nous tentons de nous réconforter avec la croyance que tous deux sont réunis, se racontant des blagues, et se faisant bien rire l’un l’autre.

Arash, 19 ans, vendeur de ballons, dans un quartier de Kaboul, 12 janvier 2015. (AFP / Shah Marai)

 

Allison Jackson