Balles perdues
Rio de Janeiro -- Mourir d’une balle perdue avant même de naître. Comment était-ce même imaginable ? C’est pour donner corps à cette réalité qu’est né le projet multimédia interactif « Balles perdues ».
Le titre, d’abord, s’est imposé de lui-même. C’est la seule chose qui n’ait demandé aucune discussion dans notre bureau multilingue de l’AFP-Rio pour notre projet multimédia interactif: «balas perdidas» pour le portugais comme l’espagnol, «balles perdues», «stray bullets».
Un titre qui dit tout de l’innocence des victimes. Un titre qui claque. Comme ces balles qui fauchent la vie d’un enfant des favelas jouant dans la cour de son école et qui anéantissent ses parents à tout jamais.
J’étais dans la «Ville merveilleuse» depuis un mois et la tragédie d’un foetus atteint par un tir dans le ventre de sa mère m’avait fait penser que nous atteignions le comble de l’horreur.
Mourir d’une balle perdue avant même de naître. Comment était-ce même imaginable ?
Au départ, il y a eu Mauro. Notre pigiste photo brésilien, un Carioca connaissant bien les favelas de Rio de Janeiro, qui nous a apporté l’idée sur un plateau : réaliser un reportage sur la flambée de la violence dans ces « comunidades », comme on les appelle au Brésil, un an après les fastueux JO, autour du thème des balles perdues.
En juillet dernier, les fusillades se mettaient à occuper la Une des journaux. Le journal Extra et le grand quotidien O Globo lançaient une inquiétante rubrique « Guerre à Rio ». Fin juillet l’armée était appelée à la rescousse dans les favelas où des policiers, faute de salaire, en arrivent à louer leurs armes automatiques aux gangs. Rio, métropole tropicale de carte postale, ville de samba, de plages et de foot, prise dans une spirale incontrôlable de corruption et de violence.
Nous nous sommes lancés pleins d’enthousiasme dans ce projet mêlant vidéo, photo et texte.
L’idée était de parler, depuis un autre point de vue, de la recrudescence de la violence dans ces amoncellements de maisons aussi colorées que vétustes qui ont poussé sur les flancs des collines de Rio. De donner la parole aux victimes prises dans les tirs croisés entre les gangs de narcotrafiquants et les forces de sécurité. Des gens ordinaires qui n’ont rien à voir avec les réseaux mafieux contrôlant ces zones de non-droit.
Mais alors combien de témoignages ? Dans quel format ? Des policiers aussi ? Des sociologues pour mieux comprendre? Des historiens du Brésil ? Des politiques, peut-être? Et comment toujours faire la différence entre des balles perdues et les fréquentes bavures policières ?
Après bien des débats, nous avons opté pour un projet homogène: nous n’allions interroger que des habitants de favelas (ou de quartiers jouxtant celles-ci) touchés dans leur chair ou ayant eu un proche tué par une balle perdue.
Des gens qui racontent l’histoire d’une vie qui a basculé quand eux-mêmes, leur enfant, leur frère ou leur mère se sont trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment.
Dès notre première interview, le témoignage était si fort, la parole si puissante, que nous avons pris le parti de filmer les personnages sur fond noir, en plan serré, sans leur environnement. Nous n’avons pas montré les favelas, ni les ruelles, ni les modestes maisons où nous avons interrogé nos témoins, pour ne rien enlever de la force de leurs paroles.
Nous avons en revanche filmé et photographié ces cahiers remplis d’une écriture appliquée, ces petites chaussures de sport ou ces médailles : ces objets disent la vie stoppée net d’un enfant qui ne pourra plus jamais aller à l’école, ni jouer au foot, ni participer à un tournoi de basket.
Nous avons également choisi de n’interviewer que huit personnes, quand nous étions partis sur l’idée d’une vingtaine de témoignages. Ecouter les mots glaçants de ces victimes est éprouvant. Ces huit histoires sont toutes semblables, toutes différentes aussi.
Le témoignage de Luciana Novaes nous a particulièrement émus. Totalement paralysée en- dessous du cou après avoir été atteinte d’une balle perdue, Luciana dit, d’une voix douce ponctuée par le souffle terrible de son respirateur artificiel, « Je remercie Dieu tous les jours de ne pas avoir de rage en moi-même ».
Devenue conseillère municipale de gauche pour « aider les autres » après son calvaire, Luciana, à laquelle cette balle dans son corps laissait 1% de chance de survie seulement, vit aujourd’hui, tétraplégique, « une sorte de renaissance ». Elle a mis un an avant de reparler et huit mois avant de pouvoir se nourrir par la bouche de nouveau.
Nous avons enchaîné ces rencontres très fortes, et le projet est devenu plus ambitieux. Le service Infographie et Innovations à Paris nous a amenés à penser en termes de module interactif, avec des graphiques et des cartes pour expliquer le contexte. Nous avons récupéré la précieuse base de données « Tirs croisés » d’Amnesty International qui recense les victimes des fusillades des favelas.
Symbole de ces temps si troublés, «Fogo cruzado» est une application participative qui donne en temps réel aux habitants des quartiers sensibles de Rio depuis six mois la localisation des échanges de tirs autour de chez eux, les morts, les blessés, les opérations de la police, afin qu’ils s’en éloignent. La plupart des villes ont des applications pour la circulation routière. A Rio, c’est pour les fusillades.
Tous les journalistes de l’AFP-Rio hispanophones, anglophone et francophones ont participé au projet ; notre desk portugais a pris en charge des traductions et trouvé certains témoins.
Plus de quatre mois de travail plus tard, nous avons terminé le projet ayant impliqué le plus de métiers et de personnes avec un bureau de l’AFP à l’étranger, dixit l’Infographie.
Un projet dont nous n’avions pas imaginé les défis, d’abord au plan technique, pris en charge à l’infographie à Paris par Frédéric, designer, et Clément, développeur.
A Rio même, la difficulté a été de trouver nos témoins dans ces favelas où survivent près de deux millions de Cariocas.
Mais on ne rentre pas dans Manguinhos, Acari ou le conjunto Amarelinho comme dans un moulin, surtout pas maintenant, et se posaient des questions de sécurité. Il a fallu trouver, en passant par nos contacts, des victimes ou proches de victimes acceptant de témoigner. Parfois des semaines d’effort.
Certains n’ont pas voulu. Comme Claudinea, terrassée par la douleur. Son bébé, né à 39 semaines après une césarienne d’urgence, paralysé et les deux poumons perforés par une balle perdue, n’a pas survécu.
Nous avons recueilli des témoignages de Cariocas au bord des larmes, et parfois dû arrêter de tourner ou de photographier. Nos journalistes ont tous été ébranlés par la rencontre de ceux dont on ne parle presque jamais : des hommes et des femmes totalement oubliés par les autorités dans cette sale guerre. Certains parlaient pour la première fois de leur drame.
Ils savent qu’ils n’obtiendront jamais justice, ils ont perdu un enfant unique, une sœur adorée, mais, comme Luciana, ils refusent de se laisser gagner par la haine.
Nous, journalistes à Rio, habitons dans les quartiers moins violents, jouxtant souvent des favelas puisque la «Ville merveilleuse» en compte un millier. Mais quand dans le confort de nos appartements de la Zone Sud nous entendons parfois des fusillades dans les «comunidades», nous ne risquons pas notre vie.
Nous ne risquons pas de prendre en pleine tête une balle perdue traversant nos murs. Nous pouvons aller au marché le matin sans craindre de ne pas rentrer vivants chez nous.
Comme m’ont dit les journalistes ayant participé à cette aventure collective, «les victimes des balles perdues ne sont plus des chiffres, à chaque nouvelle victime, on pense à toutes celles qu’on a rencontrées».
Après toutes nos visites dans les favelas, il a fallu synthétiser en 90 secondes les vidéos de nos huit longs témoignages, résumer nos textes à quelques phrases seulement et ne garder que quelques photos de ces visages graves et dignes, creusés par la douleur d’un deuil impossible.
L’une des difficultés a été d’échanger à distance (décalage horaire compris) entre deux équipes, l’une, éditoriale, à Rio et l’autre pour l’infographie, à Paris.
C'était comme réaliser un puzzle à 10 personnes, dans lequel chacun fabriquerait ses pièces de son côté. Si nous respections tous le cadre de départ, elles devraient s’ajuster parfaitement, mais seule l’image finale en apporterait la preuve.
A Paris la gageure technique était de raconter des histoires sous la forme d’un récit en ligne qui fonctionne sur des périphériques très divers -- des mobiles, des écrans petits ou grands -- avec des connections wifi variables, des navigateurs différents et qui soient faciles à utiliser et à comprendre.
Nous avions une contrainte de traduction puisque le module a été réalisé en français, anglais, espagnol et portugais, avec notamment huit vidéos sous-titrées dans ces langues – indispensable pour la lecture sur les mobiles.
Au final nous avons abouti à un produit au format proche d’un mini-documentaire interactif. Un projet au long cours pour les agenciers que nous sommes, plus habitués à travailler dans l’urgence. Nous avons pu prendre le temps de raconter. Avec le parti pris assumé d’être dans le témoignage et non pas dans une explication sur les racines de la violence des favelas de Rio.
Nous espérons avoir réussi à montrer la douleur, l’impuissance, le sentiment d’injustice, mais aussi le courage et l’immense dignité de ces êtres humains confrontés à une perte irréparable. Enfin, nous nous sentons honorés de la confiance que ces personnes nous ont accordée.