François Mitterrand et Michel Rocard pendant une promenade dans la haute vallée de l'Hérault, le 19 avril 1988 (AFP / Patrick Hertzog)

 « Opération secrète en dehors de Paris » 

STRASBOURG - A l’époque, j’ai 26 ans et je suis pigiste au service photo à Paris. Le 19 avril 1988, entre les deux tours de l’élection présidentielle, mon chef reçoit un coup de fil de l’Elysée. Il faut être prêt dans le quart d’heure et je suis désigné. Désigné pour quoi ? On l’ignore: ce doit être une opération complètement secrète. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il y en aura au moins pour la journée et que l’Elysée nous emmène en dehors de Paris retrouver le président-candidat François Mitterrand.

Une heure plus tard, je me retrouve avec l’un des deux correspondants de l’AFP à l’Elysée, Pierre Favier, à l’aéroport du Bourget, pour monter dans un jet du Groupe de liaisons aériennes ministérielles (GLAM). Avec l’autre correspondant AFP à l’Elysée, Michel Martin-Roland, Pierre Favier a un peu acquis le statut d’interlocuteur privilégié du président.

Pierre et moi sommes seuls dans l’avion avec le chargé de com’ de l’Elysée, que nous essayons de cuisiner : tout ce que nous arrivons à en tirer, c’est que nous allons près de Montpellier où Mitterrand doit s’exprimer à un meeting de campagne de l’entre-deux tours.

L'affiche de la campagne de François Mitterrand pour la présidentielle de 1988 (AFP)

Nous atterrissons à l’aéroport de Montpellier, où attendent deux ou trois limousines officielles, et Gé­rard Sau­made, pré­sident so­cia­liste du Conseil général de l’Hérault. Et nous attendons sur le tarmac de l’aéroport : on nous annonce que le président ne devrait pas tarder à arriver avec un autre invité.

L’invité surprise, nous le découvrons alors, c’est Michel Rocard. Rocard, à l'époque, n'a fait qu'un bref passage au gouvernement en tant que ministre de l’Agriculture avant de démissionner. Alors que l'élection présidentielle va mettre un terme à deux années de cohabitation entre Francois Mitterrand et Jacques Chirac, Rocard est au plus haut dans les sondages. Il y devance même Mitterrand, qui est un peu son frère ennemi au PS. Il a eu la loyauté de ne pas se présenter contre lui à la présidentielle, mais il n’a jusqu’alors pas fait d'apparition à ses meetings de campagne.

Mitterrand et Rocard en mai 1974, après le premier tour de la présidentielle (AFP)

Le cortège se rend au Pic Saint-Loup, un des lieux où François Mitterrand aime se promener. Il y a aussi Jean Glavany, alors chef de ca­bi­net du président. Tous ont sorti une tenue de promenade, sauf Michel Rocard, qui doit être aussi surpris de se retrouver là que nous de l’y voir, puisqu’il n’a visiblement pas prévu autre chose qu’une tenue de ville.

On a l’impression que Rocard découvre en même temps que nous qu’il est convoqué à une promenade au Pic Saint-Loup pour discuter de politique d’entre les deux tours.

Rocard dit: « ah bon, on va se promener, mais je n’ai rien prévu », et c’est là que le président du conseil général  fouille dans sa voiture et lui sort un pardessus et des chaussures de marche…

(AFP / Patrick Hertzog)

Le temps est maussade, il pleut, un épais brouillard enrobe les genêts en fleurs : s’il y avait eu du soleil, la garrigue au pied du pic Saint-Loup aurait été magnifique, mais là c’est raté.

On se retrouve avec Rocard, Mitterrand, Glavany, Saumade et les gardes du corps à marcher sur un sentier qui fait une boucle, mais on nous fait comprendre qu’on va les accompagner pendant un quart d’heure seulement et qu’après, Rocard et Mitterrand s’éclipseront pour marcher seuls, tous les deux. À cause du mauvais temps ils ne feront pas l'ascension du Pic Saint-Loup.

Pendant ce quart d’heure, Mitterrand marche à quelques mètres devant les autres, qui essayent de suivre, et même devant Rocard, qui est resté avec le groupe, en retrait. Quant à moi, je précède Mitterrand pour essayer de faire des images de la scène. C'est là que Mitterrand me saisit par le bras et me demande : « Jeune homme, connaissez-vous la différence entre un chêne vert et un chêne normal ? »

Comme je suis à la fois interloqué, surpris et absolument incompétent dans ce domaine, je réponds : « non, Monsieur le président ».

(AFP / Patrick Hertzog)

Alors il m’explique la différence. Sous l’effet de la surprise je ne retiens absolument rien. Il faut dire que je commence à avoir une certaine pression qui montait, parce que je suis conscient du scoop que je suis sur le point de réaliser, alors que les conditions de lumière sont exécrables : techniquement la prise de vues est quasiment impossible. Et non seulement la météo n’est pas favorable, mais Rocard et Mitterrand ne marchent pas côte à côte !

J’ai deux boîtiers, un pour la couleur, un autre pour le noir et blanc, avec des films de 1.600 ASA que je suis obligé de pousser à 3.200 pour avoir une vitesse d’obturation acceptable ! Et encore, il est quasiment impossible de faire une image nette au quinzième de seconde quand tu te déplaces !

Il fait assez frais, mais moi je suis en sueur, parce que je sais que le moment est important et que je n'arrive pas à rentrer une image !

Rocard, Mitterrand et le président du conseil général de l'Hérault Gérard Saumade (AFP / Patrick Hertzog)

Pendant ce quart d’heure, Rocard et Mitterrand ne se parlent pas. Mitterrand affiche une sorte d’indifférence totale, qui ressemble fort à du mépris pour Rocard. Et Rocard a l’air pris au dépourvu par ce Machiavel de la politique qui va sans doute lui proposer le poste de Premier ministre en échange de son soutien, et qui a choisi le terrain où il va le lui annoncer.

Au bout d’un quart d’heure, on nous fait signe qu’il faut les laisser. Nous faisons demi-tour pour revenir à l’endroit où sont garées les voitures. On aimerait tous être des petites souris pour les entendre discuter, mais on les laisse disparaître dans le brouillard.

En poireautant sur le parking, je rumine à 200 à l’heure. On n'est pas encore à l'ère du numérique, je ne peux pas vérifier sur mon écran mais je sais déjà que je n’ai rien rentré de bon en image. Il faut que je trouve une solution.

Je suis conscient que c’est un coup de communication, mais je sais aussi que tout le monde a besoin que cette image existe.

Et comme je ne peux pas faire d’image en mouvement, je sais que je vais devoir prendre mon courage à deux mains et intervenir.

On sait sur quel chemin ils vont déboucher, et les voilà qui arrivent. Je ne sais pas comment s'est passé leur entretien parce que dans le brouillard, on ne fait que deviner leurs silhouettes: impossible, même à quinze mètres, de capter l’expression qu’ils ont sur leurs visages. Je vais au-devant d’eux, je les interromps dans leur discussion et j’annonce à Mitterrand qu’à cause des conditions de lumière je n’ai pas pu faire une image digne de ce nom.

Et là Mitterrand change de visage, et avec le sourire il me répond : « Mais bien sûr, qu’est-ce que vous voulez que nous fassions ? ».

Je leur propose de s’arrêter là un instant, histoire que je puisse faire ma photo à vitesse lente. Mais le problème, c’est que dans mon champ, il y a quatre gardes du corps, à quelques mètres derrière le président.

Mitterrand sent, en me regardant, qu’il y a quelque chose qui ne va pas, et je lui explique.

C’est là que le président, d’une sorte de claquement de doigt, fait disparaître les quatre gorilles dans les fourrés sur les bas-côtés du chemin.

En faisant ma série d’images, je ressens tout de suite sur le visage de Mitterrand ce sourire, satisfait de son intelligence et de sa force de manipulation politique. Sur le visage de Rocard, on peut en même temps lire une certaine naïveté, on a l’impression que ce n’est pas lui qui a les cartes en main. Il profite de sa bonne image dans l’opinion mais ce n’est pas lui qui tire les ficelles de ce coup politique.

La photo est « sous embargo », c’est-à-dire qu’on ne pourra pas la publier avant le meeting de Montpellier, où Rocard fera, le soir même, sa première apparition de soutien à Mitterrand.

Mitterrand pendant le meeting du 19 avril 1988 à Montpellier (AFP / Georges Gobet - Patrick Hertzog)

Je donne la pellicule au photographe du bureau local pour qu’il la développe. Puis je  fais les photos du meeting, que je n’étais pas censé couvrir au départ. Et là, c’est assez cocasse parce que je me retrouve avec tous mes confrères de la presse parisienne sur le podium, tous un peu surpris de me voir là, mais je ne peux absolument rien dire, je ne peux pas me vanter d’avoir fait une super histoire !

Dès le lendemain matin la photo fait la une de tous les journaux français, et quelques jours plus tard celles des magazines, dont Paris Match, qui consacre sa couverture et deux doubles pages à la rencontre.

(Cet article a été écrit avec Yann Ollivier à Strasbourg).

Le gouvernement Rocard, sur le perron de l'Elysée le 13 mai 1988 (AFP)
Patrick Hertzog