« Ceux qui se déguisent en Arabes »
RAMALLAH, 7 octobre 2015 – Il est assez courant de voir des agents israéliens infiltrés parmi des lanceurs de pierres palestiniens. J’ai déjà assisté à ce genre de scène, à Jérusalem notamment. Le but des « moustaaribine » - littéralement : « ceux qui se déguisent en Arabes » - est d’arrêter les agitateurs. Ils dégainent leurs armes et les pointent en l’air sans en faire usage.
Là, c’est la toute première fois que je filme des agents déguisés tirant à balles réelles sur les manifestants auxquels ils s’étaient mêlés.
Ce mercredi 7 octobre, je viens de couvrir une « journée de colère » d’étudiants palestiniens à l’université Bir Zeit de Ramallah, en Cisjordanie occupée. A la fin du rassemblement, des manifestants se dirigent vers un point de passage appelé DCO près de la colonie de Bet-El, un lieu habituel d’affrontements. Ils commencent à lancer des pierres sur l’armée israélienne, en se servant d’une benne à ordures comme bouclier. Comme de coutume, les soldats ripostent en tirant des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes.
L’affrontement commence à devenir très violent et, pour ne pas risquer d’être atteint par un projectile provenant de l’un ou de l’autre camp, je m’éloigne du champ de bataille. Je me positionne à une dizaine de mètres du bord de la route, où je retrouve le photographe de l’AFP Abbas Momani.
J’installe ma caméra sur un trépied et je continue à filmer les incidents. Tout à coup, nous voyons quatre hommes au visage masqué qui jusque-là lançaient des pierres avec les autres sortir des pistolets de leurs ceintures, et trois autres se précipiter sur un manifestant. Il y a des cris, la plupart des Palestiniens s’enfuient à toutes jambes. Puis les agents infiltrés ouvrent le feu. Certains tirent en l’air, mais d’autres visent clairement les émeutiers palestiniens. L'un des jeunes est touché à l'arrière du crâne.
Comme on peut le voir sur la vidéo ci-dessus, les agents infiltrés frappent à coups de poing et de pied le manifestant qu’ils viennent d’interpeller. Puis des soldats israéliens qui se tenaient à quelques dizaines de mètres à l’arrière arrivent en renfort, en tirant en l’air. Trois jeunes palestiniens, capturés après avoir été blessés, sont transportés sans ménagement et à bout de bras vers les véhicules de l’armée, où mon collègue Abbas Momani peut les photographier de près. Pour ma part, je me tiens un peu plus à l’écart, car je crains de me faire confisquer ma caméra par les militaires – il y a quelques jours, notre équipe s’est déjà fait agresser par des soldats israéliens alors qu’elle couvrait des affrontements en Cisjordanie, et mon matériel a été détruit.
La vidéo publiée dans cet article comporte deux séquences. La première, d’une durée d'environ dix secondes, montre l’un des agents infiltrés – celui avec la chemise jaune – circuler au sein du groupe des Palestiniens et un autre jeter des pierres en direction des soldats. La seconde séquence démarre au moment où les agents sortent leurs armes. Entre les deux, il s’est écoulé une trentaine de secondes au cours desquelles je n'ai pas filmé, car il ne se passait rien de particulier.
Les moustaaribine de DCO sont là depuis une demi-heure au moins quand ils tombent les masques. Impossible pour les agitateurs de reconnaître l'ennemi en leur sein: dans les heurts qui secouent la Cisjordanie et Jérusalem-Est occupées, tout le monde a le visage camouflé, recouvert du traditionnel keffieh palestinien ou d'un tee-shirt noué. Qu’ils soient juifs, druzes, arabes israéliens ou bédouins, les agents infiltrés parlent arabe et ressemblent physiquement aux manifestants. Ceux de DCO portaient sac à dos, baskets et tee-shirts aux couleurs vives, maillots du Barça ou de l'équipe de France de football. Ils sont arrivés de Ramallah quand les incidents avaient déjà commencé, et l'un d'eux laissait dépasser une écharpe verte du Hamas de la poche de son jean. Quand l’incident est terminé, ils repartent avec les militaires.
Andrea Bernardi est un reporter vidéo de l’AFP basé à Jérusalem. Suivez-le sur Twitter. Cet article a été écrit avec Roland de Courson à Paris.