La "New Jungle" de Calais, le bidonville où se rassemblent des milliers de migrants ayant l'espoir de passer en Grande-Bretagne, le 19 septembre 2015 (AFP / Philippe Huguen)

Photographier la « Jungle » de Calais

CALAIS (France), 25 septembre 2015 – La « New Jungle », c’est un bidonville au bord de la rocade maritime de Calais où s’entassent les migrants et réfugiés qui ont l’espoir de gagner l’Angleterre. Ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants se sont regroupés là après avoir été chassés par les forces de l’ordre d’autres « petites jungles » qui s’étaient constituées un peu partout dans la région.

La « Jungle » est tolérée par les autorités françaises. On y trouve des points d’eau, des toilettes, l'éclairage électrique, mais le terrain est totalement inadapté. Situé sous le niveau de la mer, il devient une gigantesque mare de boue à chaque fois qu’il pleut. L’hiver qui arrive risque d’être pénible pour ses habitants.

Comme d’un côté il devient de plus en plus difficile pour les migrants de se faufiler à bord d’un ferry ou de franchir clandestinement le tunnel sous la Manche, et que de l’autre côté le flux des nouveaux arrivants ne tarit pas, les problèmes liés à la surpopulation - les violences, les trafics, l’alcoolisme, le manque d’hygiène - se multiplient. Plus le temps passe, plus la « Jungle » de Calais ressemble à une marmite à pression sur le point d’exploser.

La clôture du terminal Eurotunnel de Coquelles, le 5 août 2015 (AFP / Philippe Huguen)

Photographe au bureau de l’AFP à Lille, je couvre le phénomène des migrants à Calais depuis plus de quinze ans. J’ai vu l’ouverture en 1999 du «centre de Sangatte», le hangar géré par la Croix Rouge aux abords du tunnel où des centaines de candidats à la traversée de la Manche vivaient dans un climat de tension et des conditions de plus en plus insalubres, puis sa fermeture en décembre 2002. La situation, à l’époque du «centre», était très différente de maintenant car le hangar n’était pas accessible aux journalistes. Pour savoir ce qui se passait dedans il fallait interroger les gens qui entraient et sortaient, sans possibilité d’aller voir par nous-mêmes. Alors que la «Jungle», c’est comme une petite ville. Je peux m’y rendre seul et circuler librement.

Epiciers et rechargeurs de portables

A chaque fois que mon emploi du temps me le permet, je parcours la centaine de kilomètres qui séparent Lille de Calais pour aller faire un tour dans la «Jungle». Selon les derniers chiffres, environ 3.000 migrants campent ici. Il y a des Erythréens, des Pakistanais, des Afghans… Le bidonville de tentes et de bicoques est sillonné de «rues». Certains y ont ouvert des petits commerces: des épiceries, des restaurants, des stations de recharge pour téléphones portables qui fonctionnent à l’aide de groupes électrogènes…

Un migrant se fait couper les cheveux dans la "New Jungle" de Calais, le 19 septembre 2015 (AFP / Philippe Huguen)

Avant l’été dernier, la situation était, si j’ose dire, plus simple : les migrants arrivaient à Calais, passaient un certain temps dans la «Jungle», puis réussissaient à franchir la Manche d’une façon ou d’une autre. Le flux s’écoulait.

Détecteurs de respiration et de battements cardiaques

Mais maintenant, il y a un goulet d’étranglement. Les abords du port de Calais se sont mis à ressembler à Guantanamo. Il y a des clôtures barbelées de jusqu’à sept mètres de haut sur trois rangées, des caméras de surveillance… Il est devenu virtuellement impossible de se faufiler à l’intérieur d’un poids-lourd en partance pour la Grande-Bretagne : les camions sont désormais passés au crible par des scanners, des détecteurs de CO2 et de battements cardiaques.

Les migrants se rabattent sur le tunnel sous la Manche. Mais c’est extrêmement dangereux – onze personnes sont mortes électrocutées ou percutées par des trains depuis fin juin – et des travaux considérables sont en cours pour verrouiller pour de bon les abords du tunnel. Et pendant ce temps les migrants continuent d’arriver à Calais par centaines…

Des migrants s'introduisent sur la voie ferrée menant au tunnel sous la Manche le 12 août 2015 à Coquelles, près de Calais (AFP / Philippe Huguen)

Le problème semble sans solution, puisqu’évidemment tous les gens qui arrivent ici ne vont pas faire demi-tour et rentrer dans leurs pays. Je ne sais pas comment la situation va évoluer dans les mois à venir, mais il n’est pas très difficile d’imaginer que le jour où la frontière à Calais sera devenue totalement hermétique, la «Jungle» se déplacera vers d’autres ports de la Manche, ou vers la Belgique et les Pays-Bas.

Echauffourées ponctuelles

De temps en temps, des échauffourées éclatent avec les forces de l’ordre. La police emploie les gaz lacrymogènes pour disperser la foule qui se masse près du terminal du tunnel, ou qui essaye de forcer les clôtures. Cela ne semble pas beaucoup impressionner les migrants, qui viennent pour la plupart de pays où les forces de sécurité ont plutôt tendance à leur tirer dessus à la kalachnikov.

En plus de quinze ans, je n’ai jamais été témoin de véritables violences policières ici à Calais. Ceux qui se font embarquer par les forces de l’ordre près du port ou du terminal d’Eurotunnel sont en général relâchés un peu plus loin. On ne peut pas mettre tout le monde en centre de rétention, et beaucoup de migrants ont déposé des demandes d’asile politique, ce qui les met à l’abri de la reconduite à la frontière pendant que la procédure suit son cours.

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Se rendre dans la « Jungle » est facile. Ce qui l’est moins, c’est d’y prendre des photos. Bien sûr, il est hors de question de débarquer dans le bidonville et de mitrailler tout le monde la bouche en cœur. C’est un travail de longue haleine. Je commence par discuter avec les gens, et je ne sors mon appareil que lorsque je «sens» que le moment est venu de demander la permission de photographier. Ce moment, il m’arrive d’ailleurs parfois de ne jamais le sentir. Combien de fois suis-je reparti de Calais au bout de plusieurs heures sans avoir réussi à prendre la moindre image…

Le rapport des migrants à la photo dépend de leur nationalité. Avec les Erythréens ou les Soudanais, il n’y a aucun problème. Avec les Syriens, cela dépend. Avec les Afghans et les Pakistanais, c’est beaucoup plus compliqué. Il m’est arrivé de bavarder avec des Afghans pendant une bonne demi-heure, puis de me faire jeter dès que j’ai fait mine de sortir mon appareil.

Un poste de recharge pour téléphones portables dans la 'New Jungle', le 14 septembre 2015 (AFP / Philippe Huguen)

Les migrants ne sont jamais agressifs à l’égard des photographes. En revanche, j’ai parfois des difficultés avec certains activistes associatifs comme les «No Borders», un collectif libertaire qui réclame l’abolition des frontières et dont des militants vivent dans le camp avec les réfugiés. Ils ne nous aiment pas. Il leur arrive de nous agresser verbalement, de nous traiter de «presse du pouvoir», d’inutiles, de «rapaces» qui se font «du fric sur le malheur des autres»…

Il faut dire qu’on assiste parfois à des comportements indécents de la part de journalistes. Maintenant, alors que les médias ont un peu oublié Calais et se focalisent sur l’Europe centrale, nous ne sommes plus très nombreux à nous intéresser à la situation dans la «Jungle» et ça se passe plutôt bien. Mais au mois d’août, quand des centaines de caméras de télévision avaient investi Calais, les migrants avaient l’impression d’être traités comme des animaux dans un zoo.

Un migrant près du port de Calais, le 8 août 2015 (AFP / Philippe Huguen)

Philippe Huguen est un photographe de l’AFP basé à Lille, dans le Nord de la France. Cet article a été écrit avec Roland de Courson à Paris.

Une infographie animée AFP vous aide à mieux comprendre la situation des migrants à Calais (Si vous n'arrivez pas à la visualiser correctement, cliquez ici):