Journalistes en banlieue : il faut savoir corriger le tir
Correspondants de l’AFP en Seine-Saint-Denis
BOBIGNY (France), 30 juin 2015 – Cette nuit-là à Montreuil, personne n'a pensé à éponger la flaque de sang. L'ambulance a ramassé le corps, les enquêteurs ont relevé les impacts de balle, un suspect a été arrêté et une première dépêche est partie. L'histoire aurait dû en rester là, celle d'un énième « règlement de comptes », probablement entre trafiquants.
Pour nous, journalistes de l'AFP à Bobigny, chargés de la couverture de la Seine-Saint-Denis, ces drames sont une figure imposée. Une, deux ou parfois trois fois par mois, le jour se lève et nous apprenons qu'un jeune homme est mort ou a été grièvement blessé, par arme à feu, dans un « quartier sensible » du département. Des faits-divers récurrents qui, chaque fois, nous confrontent aux limites de notre métier. Quelles sont nos sources ? Que peut-on raconter, dans l'urgence, sans trahir la vérité ?
Nous sommes en juillet 2014, et l’histoire qui démarre est emblématique de nos années passées à couvrir la banlieue nord de Paris. Comme c'est souvent le cas, elle a commencé par l'une de nos sources policières, qui nous a informé de cet assassinat moins d'une heure plus tôt. Un homme de 28 ans, qui partageait une pizza avec des amis sur un banc, a été tué d'une balle en plein cœur. Si la Seine-Saint-Denis connaît une trentaine d'homicides par an, une « exécution » en pleine rue mérite toujours une dépêche rapide, alertant les autres médias. Sans en rajouter, et tout en prenant garde à la « prime au 9-3 »: toute dépêche sur la Seine-Saint-Denis, archétype médiatique des banlieues populaires, peut susciter un intérêt, parfois disproportionné, dans l'ensemble des médias, des rédactions locales de province aux titres nationaux.
A Montreuil, il semble que nous ayons affaire à un « règlement de comptes sur fond de trafic de drogue ». C’est la formule consacrée qu’a avancée notre source policière. Nous avons relayé l'hypothèse, sans pour autant la reprendre à notre compte. L'information aurait pu en rester là. Par acquit de conscience, nous prenons la voiture, quasi certains de faire le trajet pour rien si ce n'est pour mettre un peu de « couleur » comme on dit dans le métier : voisins qui ont « plus ou moins » entendu les coups de feu, témoignages sur l'ambiance « tendue » dans le quartier…
Lorsque nous arrivons, il est au milieu des cartons de pizza. Seul, le cœur serré, avec sa brosse et son seau, l'homme s'échine à faire disparaître les traces encore fraîches laissées par le cadavre de son ami.
« Journalistes ? Partez ! », commence-t-il par nous lancer. Dix ans après les émeutes de 2005, dans laquelle les médias ont eu leur part de responsabilité, le travail des journalistes reste très critiqué dans les quartiers populaires – parfois à raison. On ne compte plus les ouvrages de sociologie des médias qui étrillent la couverture des banlieues.
Appeaux à trolls
Au quotidien, on scrute notre travail. On nous accuse de cacher « la vérité » - sur les sites d'actualité, nos dépêches sur la Seine-Saint-Denis sont de véritables « appeaux à trolls », ces commentateurs malveillants, le plus souvent racistes, appelant parfois carrément à la haine ou au meurtre. Ou, au contraire, de ne traiter que les faits divers, d’exagérer, de déformer, de dramatiser…
Comment traiter « normalement » un département qui ne l'est pas tout à fait ? Le « 9-3 », c'est le département de tous les records : le plus fort taux de pauvreté de l'Hexagone, une criminalité inégalée, le plus fort taux d'obésité, mais aussi le département le plus jeune de France, celui qui reçoit le plus grand nombre de visites ministérielles et présidentielles, et un laboratoire pour une multitude d'initiatives économiques, sociales et culturelles. A nous, à l'AFP, de n'occulter aucune de ces facettes.
Alors ce matin-là à Montreuil, comme souvent, il faut argumenter, montrer profil bas, ranger notre carnet, et nouer petit à petit les fils de la confiance. L'homme qui lave le sang est persuadé que notre dépêche ne parlera que de « drogue » et de « trafiquants », quand lui pleure un ami.
Cette défiance envers les médias, nous y sommes confrontés au quotidien. Rarement, cela a pu conduire à des agressions physiques : une gifle en pleine rue, à Aulnay-sous-Bois, lors d'un reportage après la mort d'un homme de 25 ans pendant un contrôle de police. Bien plus souvent à des menaces. « Fais gaffe, t'écris pas ça ! », s'entend-on régulièrement dire. Comme lors de ce procès à Bobigny, dans l'entourage de l'une des familles réputée pour « tenir » le trafic de drogue à La Courneuve, où un proche d’un des accusés tente de nous « dicter » le contenu de notre dépêche.
Ce matin-là à Montreuil, contre la promesse de « ne pas caricaturer », l'homme accepte finalement de parler. La victime, le jeune homme de 28 ans avec lequel il a grandi et qu'il a vu mourir, n'a selon lui « rien à voir » avec la drogue.
« Il était gardien d'immeuble. Il ne fumait jamais de shit », nous confie-t-il.
Ni juges, ni flics
Peu à peu, une autre histoire se dessine, peut-être celle d'une vengeance aveugle qui a fait une victime innocente, au mauvais endroit, au mauvais moment. Un fils que ses parents devaient retrouver le jour-même pour les vacances d'été. Ils sont dans l'avion, nous explique le témoin, et n'ont pas encore appris la nouvelle.
Nous ne sommes ni juges, ni flics, et dans l'urgence médiatique à laquelle nous sommes soumis, nous savons qu'aucune vérité définitive n'émergera. Difficile d'expliquer à ceux que nous rencontrons sur le terrain que la rigueur exigée par notre métier d'agencier nous oblige à nous méfier de tous les discours, et que leur parole, même la plus sincère, ne saurait nous suffire.
Nous en gardons parfois un goût d'échec cuisant. Comme ce jour à Stains, où un habitant nous interpelle pour dénoncer les violences auxquelles se livrent selon lui des policiers de la ville. Des affirmations malheureusement trop imprécises, pas de plainte formelle en justice, un témoignage trop indirect pour que nous puissions « sortir » l'histoire… Un an plus tard éclate un scandale de dérives à la brigade anti-criminalité (BAC) de cette ville, et mène à un coup de filet dans la police. Notre homme avait raison. Si seulement nous étions parvenus à recouper son témoignage…
Scrupules
A Montreuil ce matin-là, les choses sont plus simples. Il est évident pour nous que les bribes de récit, émouvantes, de ce proche de la victime, très différentes du compte-rendu que peut faire la police du drame, méritent d'être citées. Nous prenons quelques notes, mais sommes de plus en plus mal à l'aise : notre dépêche et son « règlement de comptes », confrontée à ce témoignage, nous semble peu à peu si partielle, voire partiale.
Quelques heures après, une source judiciaire confirme que la victime était inconnue de la police et n'avait pas de casier judiciaire. Nous actualisons la dépêche, ajoutant toutes ces sources et supprimant la référence au « règlement de comptes » entre trafiquants, de plus en plus sujette à caution. Mais nous garderons un soupçon de mauvaise conscience.
Au final, ce n'est qu'une toute petite dépêche, noyée dans le flot quotidien des centaines de « factuels » publiés par l'AFP. Quelques brèves dans les flashes radio de la matinée, puis une affaire aussitôt oubliée. Peut-être que le procès dans quelques années permettra à nos successeurs de savoir si nos scrupules étaient finalement justifiés.
Nous avons chacun passé environ trois ans à parcourir la Seine-Saint-Denis, et quittons cet été le bureau de Bobigny pour d'autres cieux. Deux de nos collègues, Jessica Lopez Escure et Eve Szeftel, continuent d'y travailler, bientôt rejoints par une troisième journaliste, Sarah Brethes.
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