Le GIGN donne l'assaut à l'Airbus d'Air France Alger-Paris détourné par le GIA sur l'aéroport de Marseille-Marignane, le 26 décembre 1994 (AFP / Georges Gobet)

Un face à face de 54 heures

Jouer sur la confiance, mentir par omission mais aussi rassurer les passagers… Copilote de l’Airbus d’Air France, entre Alger et Paris, détourné en décembre 1994, Jean-Paul Borderie revient sur la gestion de cette crise hors du commun. 

PARIS, 25 juin 2015 - A 11 heures du matin, le 24 décembre 1994, l’Airbus A300 assurant le vol régulier AF 8969 s’apprête à décoller de l’aéroport d’Alger, direction Paris. La plupart des 229 passagers partent retrouver leur famille pour fêter Noël. « C’était un « Alger » comme un autre », raconte le copilote Jean-Paul Borderie. J’avais fait l’aller et le commandant de bord s’occupait du retour. » Avant que les portes ne se ferment, quatre hommes se présentent. Ils sont venus à pied jusqu’à l’avion. Cravates, chemises, badges officiels… Ils doivent, disent-ils, effectuer un ultime contrôle de passeports à bord de l’Airbus. « Après une incertitude de dix minutes, les langues se sont déliées. Les types ont révélé qu’ils étaient du GIA et qu’ils étaient là pour détourner l’avion.» Très vite, les terroristes assassinent un passager, puis deux autres. « Désormais nous n’étions plus maîtres à bord, nous subissions les événements », témoigne Borderie.

« Gagner en confiance, c’est gagner en autonomie »

Commence alors pour l’équipage et pour les passagers une prise d’otages de cinquante-quatre heures. En tant que copilote, Jean-Paul Borderie joue un rôle-clé dans les discussions avec les terroristes. Il devient aussi l’interlocuteur naturel avec les autorités. Il en parle aujourd’hui comme d’un « jeu de poker menteur » : essayer de gagner du temps par des feintes ou des non-dits, gérer les hauts et les bas, passer des accords de dupes. Depuis la tour de contrôle d’Alger, la mère d’un terroriste vient même parler à son fils, se rappelle-t-il. « Dans ces moments-là, les preneurs d’otages sont aussi stressés que vous. Ils ne sont pas sûrs de leur coup, ils s’agitent. Tout ça se détend quand une confiance relative s’installe. Il faut discuter avec eux. On a ainsi parlé de leur pays, d’Histoire… Je me souviens même d’un échange sur Napoléon. Gagner en confiance, c’est gagner en autonomie. » Dès lors, Jean-Paul Borderie et son équipe, « les techniques », doivent gérer la situation à bord : le stress des passagers et leurs incertitudes, la fatigue des plus âgés… « En discutant avec les preneurs d’otages, on arrivait à faire libérer les personnes les moins bien portantes au fur et à mesure.»

Des employés de l'aéroport d'Alger ravitaillent l'avion investi par les preneurs d'otages, le 25 décembre 1994 (AFP / Hocine Zaourar)

D’heure en heure, Borderie et ses collègues pèsent un peu plus sur les décisions des preneurs d’otages. Ils comprennent très vite les règles du jeu : « Il ne faut pas mentir vraiment. S’ils le découvrent, ce qu’on a acquis se perd en quelques secondes. Mais on n’est pas obligé de tout dire non plus. » L’équipage masque par exemple au maximum la trappe qui permet de sortir depuis le cockpit. Les terroristes ne la découvrent qu’au bout d’une journée. Mentir par omission a été décisif, notamment lorsque les discussions portaient sur le carburant. Le réacteur qui fournit de l’air à l’avion, l’APU, consomme 300 litres à l’heure. Les preneurs d’otages se rendent compte de la diminution du kérosène et veulent couper l’APU. « En mentant un peu, je leur ai dit que si on le coupait, on n’y verrait rien, qu’il n’y aurait plus de communication avec la tour. Alors ils ont laissé tourner. » L’appareil a consommé dix tonnes de carburant à Alger. Dès lors, il n’est plus possible de rejoindre Paris. Jean-Paul Borderie apprendra bien plus tard l’objectif des membres du GIA : faire exploser l’Airbus au-dessus de la capitale française.

Rassurer pour éviter de nouvelles exécutions

Après quarante heures passées sur l’aéroport d’Alger, l’avion décolle finalement pour Marseille. Il est 2 heures du matin, le 26 décembre. Encore une fois, l’équipage pèse sur la décision. « Je leur ai dit qu’à Marseille, ils auraient tout : de la visibilité, du carburant, la presse… Et je devais les rassurer pour ne pas qu’ils aillent tuer quelqu’un d’autre.»

Air France collabore avec le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). Quant à Borderie, il devine que seul un assaut peut résoudre la situation : « À Marseille Marignane, on était chez nous, il fallait y aller. » En vol, l’équipage souffle. Le temps d’une heure, d’un saut de puce entre deux continents, ils font leur job, redeviennent maîtres à bord. « Un moment de détente », reconnaît Borderie.

L'assaut du GIGN (AFP / Georges Gobet)

Parqué à l’écart sur l’aéroport de Marignane, l’équipage de l’Airbus s’apprête à revivre les mêmes heures de tractations qu’à Alger. La quiétude du vol cède à nouveau sa place à l’angoisse. « La tension est revenue. Nous avons joué la montre pour retarder la prise de carburant. » Les terroristes perdent patience, demandent à déplacer l’avion. Réunis dans le cockpit, constatant que rien n’est résolu, ils décident d’exécuter de nouveaux passagers.

Par chance, c’est à ce moment-là que le GIGN lance l’assaut. Depuis son poste, Borderie assiste aux échanges de coups de feu. « J’ai décidé de faire de la place alors j’ai sauté avec le risque que l’un des terroristes encore vivant me tire dessus. J’avais les fesses sur le rebord, et l’un d’eux me visait. Il s’en est fallu d’une seconde. J’ai sauté. » Une chute immortalisée par les caméras de télévision, dans laquelle Jean-Paul Borderie se blesse sérieusement.

L’après

Après neuf mois d’arrêt de travail, il reprend l’entraînement en compagnie de l’ancien commandant de bord de « l’Alger », devenu instructeur. Jean-Paul Borderie revient enfin aux commandes d’un avion de ligne en octobre 1995. « Avec mes deux collègues de Marignane, Bernard Dhellemme et Alain Bossuat, on a demandé à refaire un vol ensemble. On l’a fait symboliquement, en décembre 1995. »

Aujourd’hui encore, il se rappelle de chaque instant, chaque seconde. Il revoit tous les détails, et n’oublie pas les heures où sa vie ne lui appartenait plus, ce cortège de peurs et d’angoisses. Jean-Paul Borderie conclut pourtant : « Ce ne sont pas des souvenirs sombres, malgré les soucis physiques. J’ai plutôt l’impression d’avoir participé à une série policière. »

Repères : La tragédie du vol AF 8969

Le 24 décembre 1994, le Groupe islamique armé (GIA) réalise son plus grand coup d’éclat en détournant le vol Air France 8969 à Alger. Le monde entier a les yeux tournés vers l’Airbus A 300. L’objectif des quatre preneurs d’otages ne sera connu que longtemps après les faits : avec 800 grammes d’explosifs introduits à bord, ils avaient planifié l’explosion de l’appareil au-dessus de Paris.

Après l’assassinat de trois passagers et au terme de cinquante-quatre heures de pourparlers, les terroristes sont finalement tués dans l’assaut du GIGN à l’aéroport de Marseille le 26 décembre. L’affaire dite de « Marignane » intervient alors que l’Algérie s’enfonce dans la guerre civile depuis le début des années 1990. Alors que les islamistes ont remporté les élections législatives, l’armée s’est emparée du pouvoir par la force. Des groupes radicaux, dont le GIA, ripostent en semant la terreur dans le pays.

En 1995 et 1996, la France connaîtra une campagne d’attentats, dont le plus marquant reste celui de la station de RER Saint-Michel, à Paris, qui tua huit personnes.

Le dossier « Otages », dont fait partie cet article, a été réalisé par des étudiants en journalisme de l'Institut français de presse dans le cadre d'un partenariat avec l'AFP.

Cliquez ici pour revenir au dossier.

Le cockpit de l'Airbus, le lendemain du dénouement (AFP / Georges Gobet)