Au Congo, dans les pas du « Che »
BARAKA (R.D. Congo), 27 avril 2015 - La patience est une vertu, au Congo sans doute plus qu’ailleurs. Après une longue route sur une piste cahotante, nous voici à nouveau contraints d’attendre. Le matin, nous avons eu un premier contretemps : le chef coutumier de Mboko, au bord du lac Tanganyika, avec qui nous avions rendez-vous, nous a fait faux bond. « Il a eu un deuil », selon l’expression consacrée congolaise. Il est parti pour Bukavu, que nous avons quittée quarante-huit heures plus tôt.
Cela tombe plutôt mal pour nous car le mzee (vieux, ou sage en swahili) devait nous mettre en contact avec les témoins que nous recherchons, d’anciens rebelles qui auraient croisé Che Guevara il y a cinquante ans dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC).
Je ne voue pas de culte particulier au « Che » – la figure révolutionnaire d’un Gandhi m’inspire davantage – et je sais de lui ce qui convient pour ne pas paraître totalement inculte. Je n’ai découvert son aventure désastreuse au Congo qu’à partir du moment où j’ai commencé à m’intéresser de beaucoup plus près à ce pays avant mon arrivée à Kinshasa, il y a un an et demi. Le 24 avril 1965, l’envoyé spécial de Fidel Castro était arrivé en grand secret dans les montagnes boisées de l’est du Congo avec un petit corps expéditionnaire de Cubains d'ascendance africaine. Il a l'espoir de faire de l'ex-Congo belge une plateforme contre « l'impérialisme yankee » et le « néocolonialisme » sur le continent. Mais l’aventure tourne vite à la descente aux enfers, et Guevara et son détachement quittent le pays sept mois plus tard.
Quand Federico Scoppa, notre nouveau photographe, m’a soumis cette idée de reportage, il n’a pas fallu longtemps pour me convaincre. Prendre prétexte de l’anniversaire du débarquement du guérillero argentin et de ses soldats cubains pour faire découvrir cette page peu connue de sa vie, voilà assurément une bonne « accroche » pour parler aussi du Congo d’aujourd’hui.
Une province traditionnellement frondeuse
De plus, cela entre parfaitement dans le programme que je suis alors en train de préparer pour une mission dans l’Est qui nous amènerait quelques jours dans le sud de la province du Sud-Kivu, zone rétive depuis des décennies (déjà du temps de la colonisation belge) à l’autorité du pouvoir central.
Comme Che Guevara, l’homme qui a déclenché notre voyage a fait des études de médecine, mais il a persévéré dans cette voie ; il s’agit du célèbre chirurgien congolais Denis Mukwege, récompensé récemment par le Prix Sakharov pour les droits de l'Homme du Parlement européen. Sa révolution, il la mène au bloc opératoire de l’hôpital de Panzi, à Bukavu, où il vient en aide à des milliers de victimes des violences sexuelles barbares commises depuis plus de quinze ans dans cette région déchirée par les conflits armés.
Il y a longtemps que je souhaite rencontrer le Dr Mukwege et nous venons d'avoir la confirmation qu'il peut nous recevoir le 18 mars avant de s'envoler pour l'Europe, où il est attendu à l'occasion de la sortie du film « L’homme qui répare les femmes » que lui consacre le réalisateur belge Thierry Michel.
Vol de l'ONU ou compagnie sur la liste noire
Son accord pour l’entretien nous donne une occasion de nous rendre au Sud-Kivu qui ne se représentera sans doute pas de sitôt. Bukavu est à 1.600 km de Kinshasa et le seul moyen de s'y rendre simplement est de prendre un vol affrété par les Nations unies ou une compagnie aérienne locale figurant sur la liste noire de l'Union européenne.
Le Nord-Kivu attire bien plus l'attention internationale que sa province jumelle. La situation au Sud-Kivu, pour moins dramatique que celle du Nord n'en est pourtant guère plus enviable, en dépit du déploiement de milliers de Casques bleus. La province reste gangrenée par la présence de nombreuses milices qui prospèrent en asservissant les populations locales ou grâce au trafic des minerais que l'on trouve en abondance dans la région : l’or surtout, mais aussi le coltan ou l'étain si nécessaires à la fabrication des téléphones portables et autres machines électroniques dont raffolent les pays riches.
Venir au Kivu de Kinshasa, même pour le travail, c’est presque comme partir en vacances. On quitte le chaudron bouillonnant de la capitale, sa chaleur et son humidité, pour un air plus frais (nous sommes en altitude) et moins pollué, des paysages magnifiques, et toujours ce même sourire dont les Congolais ne se départissent jamais en dépit de tout ce qu’ils endurent.
L'enfer au paradis
Vu la pauvreté et la violence qui y règnent, cela reste néanmoins « l’enfer au paradis », comme le dit un fin connaisseur du pays.
La première partie de la mission s’est bien passée. Nous n’avons pas échappé aux habituels imprévus qui sont le sel de la vie et font de la RDC un pays particulièrement charmant à cet égard, mais nous avons pu tenir à peu près le programme. La rencontre avec le Dr Mukwege a été intense. La force et l’amour qui émanent de cet homme menacé de mort, sa conviction inébranlable que le bien finira par triompher m’impressionnent, et je sors profondément ému d’une rencontre avec les « survivantes » accueillies par sa Fondation Panzi.
Nous avons pu réaliser une enquête sur le conflit qui déchire la plaine de la Ruzizi, mais aussi d’autres reportages destinés à donner du Congo une image différente de celle qui prévaut généralement dans les médias à l’étranger. Si l’on veut bien chercher, ils sont nombreux ces Congolais qui, moins connus que le Dr Mukwege, ne se résignent pas à ce que le sort s’acharne sur leur pays et qui inventent, chacun à sa manière, des stratagèmes pour changer les choses, continuer de travailler dignement, ou faire vivre des trésors de sagesse locale.
Visite de courtoisie obligatoire au chef
Mais voilà, ce dimanche 22 mars, nous attendons à l’ombre de quelques eucalyptus. L’après-midi est déjà bien entamée et nous n’avons pas franchement avancé dans notre quête des anciens compagnons de Guevara. Après le rendez-vous manqué de Mboko, nous avons décidé de filer plus au sud pour recueillir les témoignages de personnes déplacées par de récents combats entre l’armée et une milice locale. Il nous a fallu franchir une rivière en crue, un jeu d’enfant pour notre chauffeur Raphaël Ntita, que rien – ou presque – n’arrête.
Je sens que Federico Scoppa ronge son frein. Mais la visite de courtoisie est obligatoire : pas question de commencer à photographier sans que nous nous soyons présentés au chef. Nos collègues congolais, Jean-Baptiste Baderha, fidèle correspondant de l’AFP à Bukavu depuis des années qui nous sert de guide et d’interprète, et Kathy Katayi, vidéaste du bureau de Kinshasa, prennent la chose avec philosophie. Le chef est à son « bureau » (comprendre : occupé avec une maîtresse) et il va bien finir par arriver.
Interloquée par ces hurluberlus
Enfin le voilà. Après les présentations d’usage, Federico s’éclipse pour photographier et nous demandons au mzee s’il ne connaîtrait pas parmi ses administrés des gens ayant croisé la route de Che Guevara. Coup de chance, il a quelqu’un en tête, une vieille femme qui tient un restaurant.
Sans contrevenir aux conventions, nous le hâtons au maximum. L’heure tourne et nous devons partir avant 16h30 pour éviter de tomber sur des coupeurs de routes qui détroussent les automobilistes. L’homme ne se fait pas prier pour monter dans notre voiture et nous voici en présence de Mme Binti Shabani. Notre venue l’intrigue ; on la sent interloquée par ces hurluberlus débarqués de nulle part pour lui poser des questions sur une histoire vieille de cinquante ans bien éloignée de ses préoccupations quotidiennes, mais elle se prête gentiment au jeu.
Le début de l’entretien est laborieux, ses souvenirs confus, elle part dans toutes les directions. Je finis par sortir de mon sac l’édition anglaise du « Journal du Congo » de Che Guevara, que m’a opportunément prêté un ami avant mon départ. La couverture est illustrée par la célèbre photo du révolutionnaire au havane prise par René Burri. « Reconnaissez-vous cet homme ?» Non.
« Je le reconnais ! Je lui ai préparé le foufou !»
Aïe… J’ouvre le livre et nous lui présentons un cliché de Guevara devant une case, un enfant noir dans les bras. « Je le reconnais! s’exclame-t-elle, je lui ai préparé le foufou » (la pâte de farine de manioc ou maïs qui fait le quotidien des Congolais). Emue, elle feuillette pendant un long moment en silence les autres photographies. Elle reprend son histoire – nous sentons que nous commençons à tenir la nôtre – sous les yeux écarquillés du chef, qui demande à voir lui aussi le livre. S’il connaissait le nom de Che Guevara, il n’avait visiblement aucune idée de ce qu’il représentait.
Mme Binti Shabani raconte qu’au bout de quelques mois le « Che » est parti en promettant de revenir avec des renforts. Elle semble toujours l’attendre. En la quittant, nous n’avons pas le cœur de lui dire qu’il est mort en 1967, deux ans après l’échec de sa tentative d’établir une tête de pont pour la « guerre révolutionnaire » en Afrique centrale.
Baraka la mal nommée
Le jour commence à baisser, et l’équipe du Programme alimentaire mondial (PAM) qui nous accompagne manifeste une certaine impatience à rentrer. Nous prolongeons leur supplice quelques minutes pour une discussion cocasse avec un vieux vendeur d’aphrodisiaques avant de rentrer vers Baraka, notre étape pour le soir.
Le long de la piste, nous croisons des colonnes de femmes de retour des champs ou de la rivière, courbées sous le poids des bidons ou de la récolte du jour chargés sur leurs pauvres dos. Le type qui a parlé le premier de « sexe faible » ne devait pas venir du Kivu. Des enfants suivent en jouant avec un pneu usé ou une chambre à air qu’ils font rouler en les poussant avec un simple bâton. La moindre bouteille d'eau vide que nous leur lançons est un trésor.
A Baraka, nous aboutissons à l’hôtellerie de la paroisse catholique. Dans les chambres, des vestiges de douche et de toilettes témoignent d’une époque où devait exister un réseau d’adduction d’eau. Aujourd’hui, il faut aller puiser avec un seau dans une cuve à l’extérieur pour pouvoir faire ses ablutions.
Poisson du lac et cervoise tiède
Nous partons nous reconstituer dans un restaurant voisin. Délicieux poisson du lac accompagné de foufou, que nous mangeons comme les Congolais, c’est-à-dire sans couverts, le tout copieusement arrosé de cervoise tiède, comme les Bretons d’Astérix, faute d’électricité pour alimenter un réfrigérateur.
Nous laissons Jean-Baptiste qui va passer la soirée à dénicher les précieux contacts devant nous permettre de poursuivre nos aventures. Pendant que Federico et Kathy envoient leurs images à l’aide de leur modem, j’écris le reportage que je n’ai pas eu le temps de finir la veille.
A 21h30, le groupe électrogène s’arrête. Plus d’électricité, il nous faut travailler à la lampe de poche ou dans l’obscurité complète pour moi qui suis parti précipitamment en oubliant la mienne. Assez vite, je décide de me lever à l’aube pour pouvoir travailler à la lumière naturelle. Le lendemain nous irons dormir dans un hôtel en cours de construction où l’on nous annonce de l’électricité jusqu’à 22h30. Kathy nous obtiendra une rallonge d’une demi-heure. Un vrai luxe.
Remuer le passé d'une révolution échouée
Jean-Baptiste s’affaire tant et si bien à remuer ciel et terre que nous parviendrons à retrouver cinq anciens « compagnons » de lutte de Che Guevara. Comme Mme Binti Shabani, les autres ont tous du mal à comprendre ce que nous pouvons bien venir chercher à remuer ainsi le passé d’une révolution qui a échoué. Kathy se moque gentiment de moi quand, pour m’assurer que leur récit correspond à l’histoire, je leur demande de préciser des dates et de situer plus précisément leurs souvenirs. Questions parfaitement incongrues. Je devrais pourtant le savoir. « Vous les Blancs, vous avez l’heure ; nous, nous avons le temps » est l’une des premières choses que l’on m’a dites à mon arrivée à Kinshasa, mais je peine encore à me dépouiller complètement de mes travers d’Occidental cartésien.
En remontant vers Bukavu, où nous devons rencontrer notre dernier témoin, l’œil vif de Federico remarque que nous dépassons une voiture avec un autocollant à l’effigie du « Che » (le Guerillero Heroico immortalisé par Alberto Korda) sur la portière.
La Toyota Corolla qui fait taxi promet de nous rejoindre un peu plus loin à son point d’arrivée. Après avoir fait débarquer ses huit passagers (quatre à l’avant, quatre à l’arrière), le chauffeur nous explique avoir collé le portrait sur la voiture pour des raisons esthétiques. Le nom de Che Guevara n’évoque absolument rien pour lui. La dame qui a vendu les autocollants en ville nous explique les avoir acheté en Ouganda et qu’ils ont eu rapidement un certain succès : elle a écoulé tout son stock de cinq exemplaires. Elle non plus n’a jamais entendu parler de Che Guevara.
Désireux de nous aider, le président d’une association de jeunesse nous dit qu’il peut nous présenter un disciple de l’homme dont nous parlons. Il en est sûr : il porte même un ticheurte à son effigie. Jean-Baptiste part avec lui pour rencontrer… un jeune rasta. Mi pobre Ernesto, ton odyssée congolaise est si méconnue au Kivu qu’on t’y prend pour Bob Marley.
Marc Jourdier est le directeur du bureau de l'AFP à Kinshasa.