Le grand bateau n’arrive pas toujours à temps
CATANE (Italie), 24 avril 2015 - Au bureau de l’AFP à Rome, les communiqués des garde-côtes annonçant le sauvetage de centaines de migrants en Méditerranée sont du domaine de la routine. Pendant l'année 2014, la moyenne a été de 475 par jour. Nous commençons à lever un sourcil quand le chiffre dépasse un millier sur une seule journée, ou quand des victimes sont signalées.
Mais le week-end des 11 et 12 avril, les compteurs s'affolent. La mer, agitée pendant des semaines, vient de se calmer, et dans la seule journée de dimanche les garde-côtes sont appelés par 22 embarcations avec près de 3.000 personnes à bord. Le lundi est tout aussi mouvementé, d'autant que l'une des embarcations a chaviré: 144 survivants, neuf corps repêchés.
Dans la journée du mardi, des médias italiens commencent à signaler, dans le corps de certains articles, que les survivants ont parlé de 400 disparus dans ce naufrage. C'est l'ONG « Save the children » qui l'affirme. Impossible de mentionner une telle information juste en passant, mais difficile aussi de la donner avec cette seule source. En début de soirée, j'arrive à joindre le porte-parole de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui confirme que ces récits sont crédibles. Nous envoyons une « alerte » sur les fils de l’AFP.
Le mercredi, je pars avec une collègue du service vidéo à Reggio Calabria, à la pointe sud de la botte italienne, où avaient accosté les survivants. Mais le temps que nous arrivions, ils ont déjà été envoyés dans des centres d'accueil dans le nord du pays. Nous cherchons à parler aux représentants de « Save the children » et de l'OIM ayant recueilli leurs témoignages, mais ceux sur lesquels nous arrivons à mettre la main nous renvoient invariablement sur les porte-parole nationaux à Rome.
Le silence des migrants
Nous envisageons un temps d'aller voir un port de l'autre côté de la Calabre, où les responsables locaux pestent parce que d'autres migrants doivent être débarqués le jour du passage d'un navire de croisière. Mais ces migrants sont finalement conduits dans les Pouilles, alors nous prenons le ferry pour Messine, en Sicile. Là, il faut choisir: partir vers Palerme à l'ouest, où des musulmans soupçonnés d'avoir jeté des chrétiens par-dessus bord viennent d'être arrêtés et où des survivants ont fait état d'un autre naufrage avec une quarantaine de disparus, ou vers Augusta au sud, où 600 migrants secourus de cinq embarcations différentes doivent débarquer incessamment. Ce sera le sud, parce que nous avons besoin d'images et qu'à Palerme le risque est grand de n'avoir rien d'autre à se mettre sous l'objectif qu'un plan large du tribunal.
Ces débarquements constituent désormais un rituel bien rodé dans les ports du sud de l'Italie. Assis sur le pont du bateau, entourés de secouristes et d'humanitaires équipés de blouses blanches, de gants et de masques de protection, les migrants, qui proviennent tous d'Afrique sub-saharienne, sont invités à se lever rangée par rangée. En bas de la passerelle, ils reçoivent une bouteille d'eau, une paire de chaussures type Crocs, puis passent dans une tente blanche de la Croix-Rouge pour un premier examen rapide destiné à repérer ceux qui ont la gale ou des poux et devront subir un traitement avant de rejoindre les centres d'accueil. Ils vont ensuite s'assoir par terre sur le quai, avant de rejoindre une grande tente, plus loin sur le quai, où ils pourront manger et passer la nuit.
Malgré le bruit du vent et des machines, le silence me frappe. Les migrants suivent docilement les instructions, sans dire un mot.
Le lendemain, nous tournons un peu à la recherche d'un nouveau sujet. Soudain, de contact imprécis en numéro périmé, nous tombons par hasard sur Francesco Magnano. Ancien directeur d'un centre d'accueil pour mineurs, viré parce qu'il a lui-même dénoncé les propriétaires qui maintenaient ces jeunes dans des conditions lamentables pour augmenter leurs profits, il vient de réaménager un hôtel en centre d'accueil, grâce à un programme gouvernemental qui verse une trentaine d'euros par personne et par jour pour payer logement, nourriture, vêtements, cours d'italien, soutien psychologique et juridique et un peu d'argent de poche. Et il attend pour la mi-journée ses 112 premiers pensionnaires, qui se trouvent provenir du groupe que nous avons vu débarquer la veille.
Cela nous laisse le temps de discuter avec lui et de visiter la structure avant l'arrivée des deux bus. Heureusement, ni Francesco ni les policiers qui escortent les bus ne semblent savoir que les journalistes ont besoin d'une autorisation de la préfecture pour entrer dans ces centres…
A l'arrivée des migrants, c'est encore le silence. Ils sont visiblement épuisés. Ils viennent de passer plusieurs jours ballotés sur leurs embarcations de fortune, jusqu'à trois jours assis sur le pont du navire des garde-côtes, et une nuit par terre sous la tente du port, sans jamais avoir l'occasion de se laver.
« Bonjour, je suis là pour vous donner logement, repas, vêtements et honneur »
Puis Francesco se présente: « Bonjour, je suis Ciccio, je suis là pour vous donner respect, logement, repas, vêtements et honneur ». Il fait l'appel, en écorchant gaillardement tous les noms. L'atmosphère se détend… Comme l'interprète n'est pas encore arrivé, c'est moi qui traduis pour les francophones, semant définitivement la confusion sur ce que je fais ici, vu que je n'ai ni caméra ni appareil photo comme mes collègues. Dès que Francesco a le dos tourné, les questions fusent. « On est où ? Ah, en Sicile, ok… ». « Quel jour on est ? » « Où est-ce que je peux acheter un téléphone ? », « Et des cigarettes ? », «Combien de temps on va rester ici?»
Le chef s'affaire en cuisine. Les responsables de l'hôtel s'organisent pour répartir tout le monde dans les chambres. Cela nous laisse tout le temps de discuter avec les migrants.
La violence des passeurs, l'eau qui s'infiltre...
Leurs récits se ressemblent: un voyage harassant et ruineux à travers une partie de l'Afrique, la traversée déjà périlleuse du Sahara, l'arrivée en Libye, la violence des milices et des passeurs. Et puis la peur sur le bateau, l'eau qui s'infiltre, les secours qui tardent, et enfin la sécurité.
Certains ont mis quelques semaines, d'autres plusieurs années pour arriver, parce qu'il a fallu s'arrêter en route pour gagner de quoi poursuivre le voyage. Pour beaucoup, l'Italie n'est qu'une étape vers l'Europe du Nord, et déjà certains s'inquiètent de rester bloqués dans ce coin certes bucolique mais loin de tout.
Quelques jours plus tard, dans un autre centre beaucoup plus grand mais tout aussi perdu au milieu de nulle part, je rencontre des dizaines de migrants échoués là depuis des mois, voire des années, dans l'attente d'une décision des autorités italiennes sur leur statut. Voir tous ces jeunes ayant eu l'énergie et le courage d'entreprendre de tels périples condamnés ainsi à l'oisiveté laisse une impression d'immense gâchis. Mais que peut vraiment faire l'Italie, où le taux de chômage de leur tranche d'âge dépasse les 40% ?
« Safe journey !»
En attendant, alors que la plupart des hommes sont partis faire la sieste, c'est la renaissance du côté des femmes. En un clin d'œil, elles qui étaient si réservées sont redevenues pimpantes et souriantes. Une grande partie de leurs habits sont déjà lavés et étendus au soleil. Elles nous saluent joyeusement alors que nous repartons prendre l'avion pour Rome. L'une d'elles nous regarde avec de grands yeux francs et fatigués et nous lance un « Safe journey !» Venant d'elle, ça me prend aux tripes.
Au même moment en Libye, des centaines de personnes se préparent à embarquer sur un chalutier, qui chavire dans la nuit de samedi à dimanche sous les yeux horrifiés de l'équipage d'un cargo portugais appelé à leur secours. Il n'y a que 28 survivants. La nouvelle me donne la nausée. J’imagine les jeunes hommes et femmes que j’ai rencontrés vendredi se débattant dans l'eau...
La pire catastrophe depuis des décennies
Me voilà de retour à Catane. Sur le quai tout au bout du port où les survivants sont attendus le lundi soir, c'est l'effervescence. Des journalistes du monde entier trépignent alors que l'heure d'arrivée est sans cesse repoussée. Finalement, vers minuit, le bateau des garde-côtes accoste. Il est énorme, et doit paraître encore plus impressionnant vu d'un petit canot en pleine mer. Pas étonnant que dans tous leurs récits, les migrants parlent toujours du « grand bateau » pour évoquer les garde-côtes.
A distance des journalistes, secouristes masqués et officiels s'affairent pendant deux heures, avant que les survivants n'empruntent enfin la passerelle pour toucher terre et partir vers un centre d'accueil. Je ne les vois vraiment qu'à travers les téléobjectifs de mes collègues et il n'est évidemment pas question de leur parler. Ce sont les porte-parole du Haut-commissariat de l'ONU aux réfugiés et de l'OIM qui viennent nous donner des informations, tard, quand presque tout le monde a déjà plié bagage. Eux aussi ont passé la journée et une partie de la nuit sur ce quai, mais ce n'est pas seulement la fatigue qui marque leur visage.
Maintenant qu'ils ont recoupé les témoignages, ils peuvent confirmer: il y avait bien 800 personnes à bord du chalutier, il s'agit de la pire catastrophe depuis des décennies en Méditerranée. Des hommes, des femmes, des enfants ont disparu sans laisser de trace, enfermés dans une cale.
Mais cette nuit même, d'autres désespérés attendent de l'aide, perdus sur l'immensité de l'eau. Et il y en aura encore d'autres demain, et après-demain, et la semaine prochaine, et tout l'été. Et tout le monde sait que le « grand bateau » n'arrivera pas toujours à temps.
Fanny Carrier est l’adjointe du directeur du bureau de l’AFP à Rome.