La première dame d'Afghanistan, Rula Ghani, le 30 octobre 2014 au palais présidentiel de Kaboul (AFP / Shah Marai)

De l’AFP Beyrouth à première dame afghane

KABOUL, 3 novembre 2014 – C’est une des personnalités clés du nouvel Afghanistan. D’origine chrétienne maronite libanaise, ancienne journaliste et première dame du pays depuis septembre, Rula Ghani a déjà brisé quelques tabous. Après plusieurs semaines de pourparlers avec son secrétariat, nous finissons par décrocher un rendez-vous. Mme Ghani veut parler de sa culture francophone acquise dans son pays natal, de ses études à Paris à la fin des années 1960 et... de l'AFP, où elle a brièvement travaillé dans sa jeunesse.

Rula Ghani est l'épouse du nouveau président afghan Ashraf Ghani. Ce dernier lui a donné le surnom de « Bibi Gul » pour montrer son respect envers elle (Bibi, qui signifie littéralement grand-mère, est un nom que l'on donne aux femmes pures et pieuses, et gul, qui signifie fleur, est un suffixe que l'on ajoute à beaucoup de noms en Afghanistan). Pendant la campagne électorale, Mme Ghani s’est illustrée en apparaissant aux côtés de son mari et en prononçant au moins un discours public. Le président l’a même remerciée dans son discours d’investiture. Un événement quasi-révolutionnaire en Afghanistan, qui a fait grincer les dents de pas mal de conservateurs. Selon la presse locale, c'est la première fois depuis le règne du roi Amanullah dans les années 1920 qu'une épouse de chef d'Etat afghan apparait avec autant de visibilité.

Avant nous, « Bibi Gul » a déjà reçu quelques médias locaux et anglophones, mais l’entretien qu’elle nous accorde est d’une certaine façon inédit : c’est le premier qu’elle donnera en français, dans un pays où, aux côtés des langues locales pashto et dari, l’anglais est roi.

Des partisanes d'Ashraf Ghani pendant la campagne présidentielle à Kunduz, en mars 2014 (AFP / Shah Marai)

Une nouvelle page s’est ouverte en Afghanistan depuis le départ du président Hamid Karzaï, qui était au pouvoir depuis la chute des talibans en 2001 (et dont l’épouse est restée pratiquement invisible du public pendant treize ans). Rula Ghani veut profiter de cet élan pour faire changer certaines choses. Non seulement elle apparait en public, mais elle compte être présente dans le débat sur l’évolution des droits des femmes en Afghanistan. La tâche est difficile dans ce pays musulman traditionaliste où son héritage chrétien est souvent critiqué, notamment par les détracteurs de son mari. Elle tient donc bien à préciser qu’elle ne se « mêlera pas de politique » et qu’en matière de droits des femmes, l’évolution est déjà en cours de toutes façons.

Stylos interdits au palais présidentiel

Ce 30 octobre, nous arrivons donc au palais présidentiel. Nous serons quatre à participer à l’entretien : la reporter vidéo Clotilde Gourlet, le journaliste anglophone Issam Ahmed, le photographe Shah Marai et moi-même. L'immense forteresse ultra-protégée aux murs crénelés au cœur de Kaboul nous ouvre ses portes, au prix de trois contrôles de sécurité  successifs et de plusieurs fouilles draconiennes. Les gardes nous prennent nos téléphones mobiles, ils amènent un chien qui renifle caméras et appareils photo. Je n'ai même pas amené de stylo: ils sont systématiquement confisqués de crainte qu'ils ne contiennent des produits dangereux ou des explosifs, et la présidence fournit ses propres crayons aux journalistes en visite. Nos enregistreurs doivent être allumés devant les officiers de sécurité pour leur montrer qu'ils fonctionnent bien et ne dissimulent pas d'explosifs. Finalement, on nous emmène en voiture jusqu'aux bureaux de Mme Ghani, un bâtiment dans l'enceinte du palais, entouré d’un élégant jardin planté de roses.

La première dame d'Afghanistan répond aux questions des journalistes de l'AFP Clotilde Gourlet, Issam Ahmed et Emmanuel Parisse, le 30 octobre 2014 au palais présidentiel de Kaboul (AFP / Shah Marai)

Nous sommes introduits dans son bureau, talonnés de près par les gardes du corps. La première dame est assise et se lève pour se présenter dans un français impeccable. L’entretien durera trente minutes, bien plus que ce qu’elle nous avait promis au départ.

« Bibi Gul » est une intellectuelle. Elle ne veut pas répéter la même chose qu'à nos confrères anglophones. Et elle veut parler, en français, de ses années d'études à Paris, de mai 1968, de ses lectures et de son expérience germanopratine, de son passage au bureau de l'AFP à Beyrouth au début des années 1970.

Assise sur un large fauteuil près d'un drapeau afghan, cette femme de 66 ans au sourire amical nous reçoit en portant sur la tête le carré Hermès qu'elle utilisait à la fin des années 1960 à Paris. Elle l'a retrouvé, dit-elle, dans un de ses tiroirs et tient à le porter.

Le président-élu Ashraf Ghani et son épouse Rula Ghani dans leur résidence de Kaboul, en avril 2014 (AFP / Wakil Kohsar)

« Je me souviens très bien que toutes les jeunes filles qui étaient à Sciences Po avaient leur petit foulard Hermès qu'elles portaient en sortant de l'école. Nous avions toutes une façon de l'accrocher à notre sac qui était particulière », nous dit-elle avec une pointe de nostalgie dans la voix.

Elle poursuit, en évoquant ses trois années passées autour du boulevard Saint-Germain: « C'étaient des années de formation très importantes, ce sont les années où on lit beaucoup, on lit toutes sortes de livres, de romans, d'essais philosophiques. Cette éducation, je l'ai faite en français. Et quand je suis retournée au Liban et que j'ai rejoint l'université américaine, j'avais du mal à parler en anglais ».

Politique et bouteilles vides

En une anecdote, elle nous raconte son attachement à l'approche française de la vie qu'elle gardé: « Je suis souvent allée dans des dîners aux Etats-Unis où j'ai mentionné des choses très francophiles. Je me souviens d'un de mes professeurs à Sciences Po, Pierre Georges, qui enseignait les partis politiques. J'ai gardé une expression qu'il avait utilisé, il disait: "vous savez les partis politiques aux Etats-Unis c'est comme deux bouteilles vides, avec deux étiquettes différentes". Et j'ai utilisé ça une fois à un dîner aux Etats-Unis et bien sûr, les Américains n'étaient pas contents. Je l'ai fait une fois, et je n'ai plus répété la faute. Mais c'est pour vous dire que j'avais vraiment absorbé le côté français de voir les choses ».

Des étudiants contestataires font face aux CRS le 6 mai 1968 sur le boulevard Saint-Michel à Paris (AFP)

Mai 1968, dont Sciences Po a été l'un des grands foyers, elle l'a plutôt vécu comme témoin d'un bouleversement « intéressant ». « Je n'étais pas mûre politiquement », explique-t-elle. 

A l'été 1969, elle termine Sciences Po et rejoint le bureau de l'AFP au Liban où vit sa famille. « On m'a donné la tâche, au début, de faire la revue de presse. Ce qui veut dire que je commençais à six heures et finissais à treize heures », se souvient-elle. 

La jeune femme prend ce travail très au sérieux et y apprend la rigueur, la rapidité, la précision. En deux heures, entre six heures et huit heures, elle devait lire toute la presse libanaise, syrienne, égyptienne, irakienne. Pas de temps à perdre : il fallait dénicher la moindre information qui aurait échappé à l'agence jusque-là.

Beyrouth au début des années 1970, époque à laquelle Rula Ghani était journaliste au bureau de l'AFP dans la capitale libanaise (AFP)

« En même temps, je faisais partie de l'équipe qui écoutait la radio », dit-elle en se souvenant amusée des magnétophones à bandes sur lesquels on enregistrait les émissions à l'époque. Les journalistes devaient jongler entre différentes radios et ne rien manquer. « Et c'était très important à l'époque car il y avait beaucoup de coups d'Etat ».

« C'était une agence filaire, donc une bonne formation pour une journaliste car cela vous apprenait à être rapide et en même temps à être précis », dit-elle. Elle n’a toutefois pas poursuivi dans cette voie. Elle part d’abord trois ans en Afghanistan avec son mari, rencontré à l’université américaine de Beyrouth. Puis, peu avant l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, le couple part aux Etats-Unis où il passera les vingt-quatre années suivantes.

Mais « Bibi Gul » n'a jamais détourné le regard de sa profession initiale. Aujourd’hui encore, elle s'intéresse à l'évolution des médias, qu'elle juge assez durement. Sa conception très noble du journalisme reste ancrée dans les années de sa jeunesse. Aujourd'hui, estime-t-elle, les journalistes « sont très rapides mais ils ne sont pas précis ».

Emmanuel Parisse est correspondant de l'AFP à Kaboul.

(AFP / Shah Marai)