La chasse au bobard mortel
LONDRES, 5 juin 2014 - Les médias russes et ukrainiens regorgent ces temps-ci de « rumeurs scandaleuses… présentées comme des faits », qui entrent dans un processus de « déshumanisation de l’ennemi, processus qui généralement, précède les guerres civiles », écrivait début mai le journaliste du Guardian Shaun Walker.
En 2008, des « informations » sans fondements circulaient, sans avoir été vérifiées, dans les townships sud-africains expliquant que les étrangers « obtenaient tous les meilleurs emplois » ou qu’il étaient impliqués dans des crimes jamais élucidés, autant de rumeurs à l’origine d’une vague de violences xénophobes qui avaient fait plus de 50 morts.
Cinq ans plus tôt, de fausses déclarations, non vérifiées par les médias, à propos d’une campagne de vaccination contre la polio dans le nord du Nigéria avaient provoqué l’échec de cette campagne, et par voie de conséquence la fin des espoirs d’éradication de cette maladie qui a depuis refait surface dans cette partie du monde.
La vérification des faits et des données (en anglais fact-checking) a toujours été, au moins théoriquement, une activité centrale du journalisme.
Les départements fact-checking du New York Times et du Spiegel sont bien connus, avec leurs équipes d’enquêteurs qui interrogent les journalistes sur le terrain pour vérifier ce qui est affirmé dans leurs papiers.
Mais pour tout dire, la vérification des faits et des données n’a jamais constitué une activité très glamour de notre métier. Les éloges vont plutôt aux correspondants de guerre, aux éditorialistes politiques, ou aux grandes voix de l’audiovisuel.
Dans ce contexte, le « Global Fact-Checking Summit » qui doit se tenir à Londres les 9 et 10 juin pourrait largement passer inaperçu. Mais les choses changent.
Les organisations ou associations indépendantes de fact-checking se sont multipliées depuis une dizaine d’années aux Etats-Unis. La plus connue est Politifact.com, qui a remporté en 2009 un prix Pulitzer pour son travail de vérification des informations concernant les élections présidentielles de 2008.
« Nous considérons que notre travail n’est pas seulement de rendre compte de ce que disent les gens, mais de passer ce qu’ils disent au crible à conneries ! » me déclarait récemment un expert qui travaille pour une autre organisation de fact-checking. Si vous vous contentez de rendre-compte de ce que disent les chiffres officiels, chaque fois qu’ils pratiquent une distorsion des faits, c’est en fin de compte vous (le journaliste) qui faites pour eux ce travail de distorsion.
« Le fait d’expliquer et de dénoncer cela est ce que nous faisons de plus important », ajoutait-il.
Depuis sa création, il y a moins de deux ans en Afrique du sud, Africa Check, l’organisation de vérifications des faits et des données que j’ai créée et que je dirige pour la Fondation AFP, a été primée deux fois et a fait l’objet d’articles et de reportages dans The Economist, le New York Times ou la BBC.
Africa Check a aussi, et c’est le plus important, fait bouger les lignes dans le débat public en Afrique du Sud, et j’espère bientôt au Nigeria et au Sénégal.
En juillet 2013, Africa Check avait enquêté sur une série d’affirmations faites par un chanteur afrikaner connu, selon lesquelles les Blancs sud-africains étaient tués « comme des mouches » dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. On en tuait tellement, disait-il, que si on avait aligné les cadavres, on aurait rempli le stade de foot de Johannesburg, le Soccer City Stadium, qui a plus de 90.000 places.
Un enquêteur d’Africa Check avait travaillé avec des collègues indépendants spécialisés dans la criminalité et était arrivé à la conclusion que bien que l’Afrique du Sud ait « un des taux de criminalité les plus élevés au monde », les affirmations du chanteur étaient largement erronées et trompeuses.
Descente de police dans une maison soupçonnée de renfermer de la drogue et des armes à Manenburg, près du Cap, en août 2013. Africa Check a enquêté sur une série d’affirmations faites par un chanteur afrikaner selon lesquelles les Blancs sud-africains étaient tués « comme des mouches » (AFP / Rodger Bosch)
Cette année, Africa Check a diffusé cinq enquêtes concernant la propagande électorale des deux principaux partis sud-africains, l’ANC et l’Alliance démocratique (DA, opposition), pour éclairer la lanterne des électeurs.
Ces résultats sont le fruit du travail de trois personnes à temps plein, de l’aide de la Fondation AFP et de partenaires tels que l’école de journalisme de l’université du Witwatersrand à Johannesburg, et du soutien financier de Google, de la Open Society, de African Media Initiative et de Omydiar Network.
Africa Check a réalisé jusqu’à présent plus de 100 enquêtes, et son site a été visité presque un million de fois.
« Ça se passait pendant une réunion de stratégie de campagne avant les dernières élections », m’expliquait récemment un consultant pour un parti politique sud-africain. « Ils étaient vraiment inquiets parce qu’ils avaient appris que vous étiez en train de vérifier ce qu’ils disaient pendant les élections. Ils vous prennent au sérieux. Et maintenant, ils ont donné des instructions pour que dorénavant, quand ils communiquent, leurs affirmations soient compatibles avec les standards d’Africa Check ».
Tout cela a-t-il de l’importance ? Et sommes nous toujours dans le domaine du journalisme ? Certainement, oui.
Pendant des années, nombre de journalistes ont tenu pour acquis qu’il suffisait de rendre compte de données officielles, vraies ou fausses, sans aller chercher plus loin ni faire part au lecteur de leurs interrogations ou de leurs doutes.
Une attitude dangereuse, parce que si certaines fausses informations n’ont pas de conséquences graves, d’autres peuvent provoquer des conflits meurtriers, ainsi en Ukraine ou en Afrique du Sud, ou la réapparition de maladies, comme au Nigeria.
En publiant des enquêtes de fact-checking, en donnant aux journalistes les outils pour faire leur propre travail de vérification et de contrôle, et en créant un Prix du fact-checking (organisé conjointement par Africa Check et la Fondation AFP), nous essayons d’apporter notre pierre à l’édifice.
Peter Cunliffe-Jones est le directeur adjoint de la Fondation AFP à Londres.