Le bruit de l'hélicoptère, le silence de l'aéroport
MADRID, 10 juin 2014 - J'ai passé quatre ans à Madrid. Quand je suis arrivée, le chômage venait de passer la barre des 20%, un choc pour le pays.
Quand je repartirai en juillet, il devrait être encore autour de 26%, un record historique, et c'est un peu comme si tout le monde s'y était résigné.
Entre-temps, l'Espagne qui voue un culte enfiévré au football a appris, à mesure qu'elle s'enfonçait dans la crise, à accorder toujours plus de place dans ses journaux télévisés à l'économie, se passionnant pour des concepts aussi obscurs que la prime de risque du marché obligataire ou les créances douteuses des banques.
Au-delà des chiffres, il nous a fallu illustrer la souffrance sociale, financière et morale vécue par ses habitants.
Et même si aujourd'hui on parle de reprise, ces quatre années ont d'abord été des années de crise, que je pourrais résumer en quelques sons et images:
"Tacatacataca"
Quand j'ai débarqué en Espagne, en juillet 2010, j'ai eu la sensation que c'était un pays où personne ne manifeste, où les gens protestent peu quoi qu'il arrive. Sans doute le cliché du peuple fataliste.
Mais la crise a frappé et les choses ont changé.
Alors il est apparu: l'hélicoptère de la police, chargé de surveiller chacun de ces rassemblements.
Dans la ville, on s'est tous habitués à l'entendre passer au-dessus de nos têtes.
Le fil Twitter de @putohelicoptero
Parfois, un seul soir dans la semaine (les Espagnols manifestent généralement en fin de journée). D'autres fois, trois à quatre jours de suite. Pendant le campement des indignés à la Puerta del Sol, il a vrombi presque constamment pendant des mois.
Il est devenu un thermomètre de la protestation sociale, et souvent je me surprends à tendre l'oreille pour vérifier si oui ou non la soirée sera agitée.
Pour en rire, sur Twitter un anonyme a créé le compte @putohelicoptero, dont la description est d'une limpidité exemplaire: "taca tacatacataca tacatacataca tacatacataca tacatacataca tacatacataca tacatacataca tacatacataca tacatacataca tacatacataca".
Aujourd'hui, plus de 8.000 abonnés suivent le roman burlesque de ce drôle de rotor, et ses tweets entrecoupés de "tacatacataca" agaçants.
Service public en colère
Un épisode, plus personnel, m'a montré le ras-le-bol ambiant.
A la naissance de mon fils en décembre 2012, je dois faire toute une série de démarches administratives pour le faire enregistrer dans le système espagnol.
D'abord, à l'état-civil: tous les murs du bâtiment, à l'extérieur comme à l'intérieur, sont placardés de messages de protestation, contre un projet du gouvernement d'augmenter les taxes judiciaires et administratives.
Ensuite, à la Sécurité sociale, l'employée, en découvrant que je suis journaliste, me dit qu'il faudrait que je parle de l'injustice pour les fonctionnaires, dont le salaire a été baissé puis gelé plusieurs années de suite.
Elle ne touche que 850 euros par mois, on lui a supprimé la prime de Noël, elle dit avoir eu du mal à acheter les cadeaux pour ses enfants cette année. Ecoeurée, elle lâche cette sentence amère: "sous Franco, c'était plus dur mais au moins on mangeait à notre faim".
Enfin, la pédiatre, qui a accroché à sa blouse un badge "sauvons la santé publique", me prévient: non, mon fils ne pourra pas être vacciné contre la varicelle, contrairement à sa grande soeur, car l'Etat ne prend plus en charge ce vaccin. Elle secoue la tête en signe de désapprobation.
Même chose pour le vaccin contre la méningite, mais cette fois, en raison de la dangerosité de la maladie, elle m'incite fortement à l'acheter quand même, sans remboursement: trois doses de 75 euros chacune, une somme rédhibitoire pour beaucoup d'Espagnols. Moi j'ai la chance d'être remboursée par ma mutuelle française.
Aéroport cherche passagers
En arrivant en novembre 2011 à l'aéroport de Huesca, près des Pyrénées espagnoles, avec le photographe Josep Lago et la vidéaste Virginie Grognou, une ambiance de fin du monde: aucune voiture sur le parking, pas un chat dans le hall.
Etrange impression que celle de passer les portiques de sécurité, de se placer derrière les comptoirs des compagnies, bref de se promener librement dans un lieu habituellement bardé de sécurité.
Seules personnes croisées ce jour-là: les agents de sécurité, qui refusent obstinément de nous parler et retournent s'enfermer dans leurs bureaux, et le personnel chargé du nettoyage du bâtiment.
Pendant les années de la bulle, l'Espagne, abreuvée de fonds européens, a construit des aéroports à tout-va, et aujourd'hui une bonne partie d'entre eux n'ont plus assez de passagers pour être rentables. Plusieurs, comme celui de Huesca, n'ont plus aucun vol commercial.
Cela me rappelle la populaire émission d'enquêtes "Salvados", sur la chaîne La Sexta, qui a consacré il y a quelques années toute une soirée à raconter les excès nés de la bulle immobilière espagnole, avec tous ces aéroports, autoroutes ou stations de TGV en trop...
Son titre est un bon résumé de ce qu'a vécu l'Espagne ces dernières années, étant passée de la folle croissance à sa crise la plus profonde: "Quand nous étions riches".
Katell Abiven a été correspondante de l'AFP en Espagne de 2010 à 2014. Elle quittera prochainement Madrid pour Montevideo, quartier général de l'agence en Amérique latine.