Centrafrique : Mercia ou l'espoir disparu
LIBREVILLE, 12 mai 2014 - « De ses petits pas mal assurés, Mercia, 2 ans, vient s’agripper de justesse à la robe de Pierrette, directrice d’un petit orphelinat de Bangui perdu au milieu des tôles et de la poussière : la vieille dame accueille ici des enfants de tous âges, victimes collatérales du conflit centrafricain dont certains sont en attente d’adoption ».
C’est l’introduction du reportage du jour. Nous sommes début janvier, et Bangui est en pleine épuration ethnique. Chaque jour, des corps sans vie jonchent les trottoirs. Chaque jour, des coups de feu éclatent çà et là. Mais aujourd’hui est une journée un peu particulière, puisqu’il m’est donné, une fois n’est pas coutume, de rendre un tout petit service à une jeune femme française, en attente d’adoption.
Laure m’a contacté via les réseaux sociaux il y a quelques semaines, juste avant que je ne retourne dans cet univers dramatique. Un petit message tout simple, dans lequel elle me demandait si, lors de mon prochain passage à Bangui, je pouvais prendre quelques heures pour tenter de retrouver Mercia et m’assurer que tout allait bien. La procédure d’adoption a démarré avant la crise, et désormais, c’est dans l’angoisse que la future maman suit au quotidien l’actualité.
Dans les ruelles poussiéreuses qui mènent à l’orphelinat, nous croisons les désormais célèbres milices chrétiennes anti-balaka, arme au poing. Après avoir tourné un peu, nous parvenons à une petite maison suintant d’humidité. Des dizaines d’enfants sont là. Je cherche des yeux Mercia à l’aide d’une petite photo prise par sa future mère des mois plus tôt. Finalement c’est Pierrette, la directrice du centre qui me la désigne. Nous nous asseyons, dans la chaleur accablante de janvier, et très vite, l’enfant se blottit contre moi. Miguel, le photographe qui m’accompagne, fait quelques clichés de moi avec l’enfant, et je pense à Laure, qui, a 5000 km de là, attend tout de cette image. Dans un pays en guerre, c’est cadeau rare que de pouvoir se sentir vraiment utile.
Avec Pierrette nous discutons du quotidien. Et le reportage s’écrit naturellement dans ma tête.
« Dans la petite cour d’une maison délabrée, Pierrette fait ce qu’elle peut, mais sans financements, sans médicaments, tout est difficile, sans compter "le monde extérieur" où règne le chaos. Quelques jours plus tôt, trois balles perdues tombaient dans l’enceinte du bâtiment, heureusement sans faire de victimes. "Quand c’est comme ça, que ça tire, on ne peut rien faire d’autre que prier avec les enfants", raconte la vieille dame sans jamais cesser de sourire ».
Les gamins chantent en cœur. Pour une fois, dans ce petit endroit rayonnant de vie, nous passons avec Miguel et Pacôme, le vidéaste, un excellent moment. C’est comme un petit oasis précaire que l’on se sent le devoir de protéger, une petite bulle fragile que le moindre frisson pourrait faire éclater.
Et puis nous repartons.
Sur le chemin du retour, la vie continue, et l’agréable moment de tendresse que je viens de vivre s’efface à l’instant même où le téléphone sonne : des collègues sont coincés entre deux feux. Le stress remonte, l’attention revient, et le visage de Mercia s’éloigne.
« J’espère pouvoir revenir en mars. Je suis terriblement inquiète parce que je sais que la vie de ces enfants tient à un fil », explique Laure, espérant que les violences épargnent la petite Mercia.
Ce sont les derniers mots de mon reportage. Je l’envoie à Paris pour qu’il soit relu et diffusé. Puis j’envoie à Laure une photo qui ne passera pas sur les fils AFP, celle de moi avec l’enfant sur les genoux, avec comme titre « coucou ! ».
Elle a eu l’effet escompté. Laure, que je ne connais pas, que je n’ai jamais vue, m’écrit son émotion. Désormais, me dit-elle avec humour, « tu vas être obligé d’être exposé chez moi ! »
Tout cela me rend heureux. Allongé sur mon lit, dans le souffle moite d’un vieux split, j’imagine ma bobine encadrée dans le salon de quelqu’un que je ne connais pas et cela m’amuse. J’ai l’impression d’avoir accompli un petit truc aujourd’hui.
Quatre mois plus tard, presque jour pour jour, j’ai déjà presque oublié cette histoire. Le quotidien a repris. D’autres voyages ont suivi, et je reçois un message de Laure.
Tout est un peu confus, on ne sait pas vraiment ce qui s’est passé, mais la petite Mercia serait morte depuis plusieurs semaines, ou enlevée par des anti-balaka, on ne sait pas trop… Derrière mon bureau de Libreville, dans ma petite vie paisible, mon cœur s’emballe. Très vite je retrouve cette photo. Je ne sais quoi répondre, j’essaie de comprendre, mais je sais aussi qu’à Bangui, il n’y pas grand-chose à comprendre.
Ici, tout bouge à toute vitesse. Les gens se déplacent et disparaissent. Certains meurent, certains se cachent, certains s’enfuient avant de revenir quelques mois plus tard. Dans ce pays de la rumeur et des « on-dit », il est toujours difficile de savoir ce qu’il est advenu de telle ou telle personne une fois qu’elle a disparu des radars, même lorsqu’il s’agit d’enfants.
De loin, il est d’autant plus difficile d’avoir des informations « de première main ». Je décroche mon téléphone et tente de joindre l’avocate qui, à Bangui, aide Laure dans les procédures d'adoption en Centrafrique. Sans succès. Idem pour Pierrette dont le numéro ne répond plus…
Les enfants ont toujours été en première ligne en Centrafrique. Je me souviens avoir passé du temps, bien avant la crise, avec les « godobés », ces enfants des rues qui fourmillent dans toute la capitale. Quand Michel Djotodia a entamé son coup d’état, je me souviens aussi de ceux qui étaient en première ligne de la rébellion, et de ceux que le président déchu François Bozizé armait pour leur faire défendre la ville…
Quand l’épuration ethnique a commencé dans Bangui –parce qu’il faut bien appeler les choses par leur nom-, j’ai eu l’occasion de voir des gamins d’une dizaine d’années à peine, poursuivis par des foules armées bien décidées à en finir avec eux.
J’ai vu tellement d’enfants souffrir et parfois mourir là bas que je ne devrais pas être surpris de la disparition de Mercia. Mais tout de même, j’avais caressé l’espoir que les choses puissent être différentes. Un espoir qui vient de tomber à plat pour moi, mais pas pour Laure qui, elle, compte bien revenir un jour à Bangui…
Xavier Bourgois est correspondant de l'AFP à Libreville.