Uruguay : le fermier président
MONTEVIDEO, 5 mai 2014 – Ancien guérillero, allergique à la cravate, recevant la presse internationale dans la modeste ferme où il vit avec sa chienne handicapée, promoteur acharné d’une loi unique au monde qui va rendre le cannabis disponible en pharmacie : José « Pepe » Mujica, président de l’Uruguay, est un chef d’Etat pas comme les autres.
A contrecœur, il enfile parfois un costume (sans cravate) pour assister à quelques événements officiels. Mais le plus habituel, c’est de le voir en tenue décontractée et en chaussures usées, quand ce n’est pas en béret et en espadrilles, à peine descendu de son tracteur. Ajoutez à cela le fait qu’il dort peu, qu’il travaille sans relâche et qu’il parle beaucoup, n’importe où et à toute heure, et vous comprendrez que les journalistes chargés de suivre ses activités n’ont pas toujours la tâche facile.
A 78 ans, Mujica peut, le même jour, recevoir un journaliste dans sa ferme et partager avec lui sa recette de sauce tomate, assister à une cérémonie protocolaire, déjeuner avec son chauffeur dans un bar du centre-ville, se réunir avec ses ministres et distribuer dans la rue des tracts qu’il a lui-même écrits. Et il est probable, même si son entourage tente en général de l’en dissuader, qu’il s’arrêtera à un moment ou à un autre devant les journalistes pour discuter taux d’inflation et relations diplomatiques. Ou encore pour leur raconter ce qu’il prépare à manger à Manuela, sa chienne à trois pattes (elle en a perdu une quand Mujica lui a roulé dessus accidentellement avec son tracteur) qui le suit partout et à laquelle il voue une véritable adoration.
Pour le président d’un petit pays sans histoires de 3,3 millions d’habitants surtout connu pour ses footballeurs, Mujica suscite un intérêt inhabituel de la part des médias internationaux. Non seulement à cause de sa personnalité iconoclaste, mais aussi à cause de ses annonces fracassantes. Comme sa décision récente d’accueillir en Uruguay des prisonniers de Guantanamo, ou le projet sans précédent dans le monde de légaliser la production et la vente de cannabis. Une loi en vertu de laquelle chaque citoyen uruguayen aura le droit de cultiver l’herbe ou d’en acheter à bas prix dix grammes par semaine.
Quand il a accédé à la magistrature suprême, en mars 2010, Mujica avait soulevé la curiosité générale à cause de son passé de guérillero (il fut l’un des dirigeants du mouvement d’extrême-gauche des Tupamaros et fut incarcéré par la junte militaire de 1973 à 1985, dans des conditions souvent inhumaines). Mais beaucoup pensaient qu’il ne faisait pas le poids face à son prédécesseur, le sobre et sérieux Tabaré Vázquez, qui était devenu en 2005 le premier président de gauche du pays et qui, au moment de quitter le pouvoir, jouissait encore d’une forte cote de popularité. Contrairement à Vázquez, cancérologue de profession, Mujica n’a jamais fait d’études universitaires.
Il n’était pas le premier ex-guérillero à arriver au pouvoir en Amérique latine et, hors du continent, son accession à la présidence était passée pratiquement inaperçue. Il a commencé à faire vraiment parler de lui en juin 2012, pendant le sommet environnemental Rio+20, avec sa brillante remise en question du modèle de développement et de consommation des pays riches. Son discours, publié sur YouTube, a rapidement été vu par plus d’un million de personnes. Sa personnalité et son mode de vie ont alors commencé à attirer l’attention à l’étranger.
« Je ne suis pas un président pauvre », déclarait Mujica lors d’une interview avec l’AFP en septembre 2012, contredisant un média international qui l’avait ainsi qualifié. « Les pauvres, ce sont ceux qui veulent beaucoup. Moi je ne vis pas dans la pauvreté, je vis dans l’austérité, dans le renoncement. J’ai besoin de très peu de choses pour vivre ».
Mujica s’exprime de façon posée. Il pèse chaque mot et regarde son interlocuteur droit dans les yeux. Il est intarissable quand un sujet l’intéresse, avare en paroles quand quelque chose lui déplait, répondant souvent par un « no sea nabo » (« ne soyez pas bête ») aux journalistes qui lui posent des questions embarrassantes. Après quatre ans au pouvoir, et plus de dix ans au parlement, il sait que ses réflexions sont de plus en plus écoutées.
L’ancien guérillero, qui n’avait pas hésité dans les années soixante à prendre les armes contre le système capitaliste, centre maintenant son discours sur la paix et la réconciliation. Il s’est proposé comme médiateur dans le conflit en Colombie et, plus récemment, dans les affrontements au Venezuela. Il affiche un souci constant de maintenir de bonnes relations avec les voisins de l’Uruguay. Une politique que mettent parfois en péril ses manières rudes, comme lorsqu’il a dit de son homologue argentine Cristina Fernández de Kirchner : « cette vieille-là est encore pire que le borgne » (en référence à son défunt mari, le président Néstor Kirchner).
La présidente argentine Cristina Fernández de Kirchner et José Mujica pendant un sommet à Montevideo en décembre 2013
(AFP / Pablo Porciuncula)
« Je ne peux pas empêcher que mon langage courant, dans l’intimité, soit par moments brutal, âpre », s’était par la suite excusé Mujica, en rappelant sa jeunesse dans la clandestinité.
Cela ne l’a pas empêché, peu de temps plus tard, de traiter de « grosse » la députée de son parti et ex-ministre de l’Intérieur Daisy Tourné. Avant d’ajouter, toujours à son sujet : « c’est une fille pour qui j’ai beaucoup de sympathie, parfois elle boit un ou deux verres et elle perd un peu les pédales ».
Ses détracteurs l’accusent de détourner délibérément, par ses frasques, l’attention du pays des véritables problèmes, de rechercher l’attention internationale et le Prix Nobel de la paix. En avril, à un an de la fin de son mandat, Mujica ne jouissait plus que de 45% d’opinions favorables. Il est souvent accusé de n’avoir tenu aucune de ses grandes promesses électorales, comme l’amélioration du système éducatif et du réseau ferroviaire, ou la lutte contre l’insécurité.
(AFP / Pablo Porciuncula)
La légalisation du cannabis, qui fait beaucoup parler de l’Uruguay dans le monde en ce moment, est décriée par plus de la moitié des habitants du pays, selon les derniers sondages. Elle est également critiquée par l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) des Nations unies. Mais cette expérimentation est observée avec intérêt par ceux qui estiment que la politique essentiellement répressive menée depuis plusieurs décennies sous la houlette des Etats-Unis, plus gros marché de la drogue au monde, a été un échec.
Conscient que son style très particulier a accru sa visibilité internationale, Mujica explique que tout cela s’inscrit dans une tentative de montrer au monde entier une vision latino-américaine de l’exercice du pouvoir. Il assure qu’il agit par idéal, et qu’une fois son mandat terminé il restera dans sa ferme où il a le projet de donner des cours d’agriculture à des jeunes défavorisés.
Mais avec son passé digne d’un film (le cinéaste Emir Kusturica doit d'ailleurs lui consacrer un documentaire qui sortira en 2015), son style inimitable et ses mesures législatives historiques, Mujica s’est érigé en une sorte de vieux sage auquel tout le monde vient demander conseil. Un rôle qu’il n’a peut-être pas cherché à avoir, mais qu’il joue avec un plaisir évident, et qu’il conservera certainement après son départ de la vie politique.
Ana Inés Cibils est correspondante de l'AFP à Montevideo.