« Le reportage le plus sûr du monde »
INDIANAPOLIS (Etats-Unis), 2 mai 2014 - L'AFP a reçu une accréditation pour couvrir l'immense salon annuel des armes à feu de la National Rifle Association (NRA), le plus grand lobby des armes à feu aux Etats-Unis. L’événement se déroule à Indianapolis fin avril. Mais « accrédité » n'est pas synonyme de « bienvenu », en tout cas par les grands chefs du lobby.
Le dirigeant historique de la NRA, Wayne LaPierre, donne le ton dès l’ouverture de ce grand rendez-vous, qui en est à sa 143e édition. « Disons les choses clairement: dans cette salle, en ce moment, les élites politiques et médiatiques de ce pays sont en train de nous mentir », lance-t-il devant des milliers d'adhérents et quelques journalistes stoïques.
Applaudissements nourris. Des têtes se tournent vers nous.
« Au lieu de dénoncer la malhonnêteté du gouvernement et les scandales comme autrefois, les élites médiatiques blanchissent tout. Passez votre chemin, ils nous disent, il n'y a rien à voir. L'une des plus grandes menaces contre l'Amérique est constituée des grands médias nationaux».
« Ils n'ont jamais été honnêtes sur la National Rifle Association, ils nous haïssent, uniquement parce qu'on dit tout haut ce en quoi nous croyons au fond de nos cœurs, comme si on n'avait aucun droit. »
Et avec ce mot de bienvenue s'ouvre l'exposition annuelle de la NRA!
La National Rifle Association revendique cinq millions de membres. C’est une organisation hyper-politique, très impliquée dans chaque élection aux Etats-Unis. Plusieurs prétendants républicains officieux à la Maison Blanche (Marco Rubio, Bobby Jindal...) se pressent d’ailleurs sur la scène de l'immense arène sportive louée pour l'occasion.
Lèche-vitrine plus que colloque militant
Mais pour les dizaines de milliers de visiteurs, ces rencontres annuelles relèvent plus du lèche-vitrine que du colloque militant. Et il n'y a qu'à tendre son micro pour faire parler ces amateurs d'armes de leur passion.
Sur 40.000 mètres carrés, plus de 600 exposants sont venus présenter leurs nouveautés, sur des stands similaires à ceux qu'on verrait dans un salon du livre ou de l'automobile. Exceptionnellement, l'interdiction de porter une arme à l'intérieur du centre de convention a été suspendue.
Des loteries sont organisées pour gagner des fusils. Des jeunes filles en mini-jupe aguichent les visiteurs vers certains présentoirs où trônent toutes sortes d'armes mortelles. Des affiches annoncent les dernières innovations des fabricants: le Pico de Beretta, le plus petit pistolet de la marque, dédié aux femmes; le CCP de Walther, un 9mm dont la crosse est plus agréable au toucher; et ces dizaines de fusils d'assaut, adaptés pour le marché civil, qui sont les vraies vedettes du salon.
Tirer sur des rats lors d'un rendez-vous galant
Des adultes gloussent à la vue d'un fusil de chasse Rhino transformable en fusil d’un autre calibre en quelques manipulations. Une Jeep équipée d'une mitrailleuse sur son toit est mitraillée de photos. Partout, des hommes et des femmes calent des fusils sur leur épaule, et mettent en joue des cibles imaginaires.
Je rencontre un couple de sexagénaires qui arpente avec excitation, et méthodiquement, les allées du salon. Ils adorent le tir, comme sport, et possèdent entre vingt et trente armes chez eux, dans le Wisconsin, à six heures de route. Leur premier rendez-vous galant, il y a des décennies? Tirer sur des rats dans une décharge.
« Je respecte les armes, j'ai grandi avec », dit Jacci See, agent immobilier.
Elle demande si les Français aiment les armes.
- « C'est beaucoup plus restreint qu'ici », dis-je diplomatiquement.
- « Peut-être que la France aurait dû avoir des armes au moment de la Seconde Guerre mondiale... Peut-être que ça aurait aidé les Français contre les Allemands, ils auraient pu se défendre », suggère-t-elle.
Sa réponse contient en creux une référence au deuxième amendement de la Constitution américaine, en vigueur depuis 1791, et élevé au rang de texte sacré par les pro-armes. Il énonce: « une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes. »
Ce texte constitutionnel a progressivement été interprété par les militants comme garantissant aux citoyens le droit de détenir une arme pour se défendre. Une conception qui reste solidement ancrée dans la mentalité de nombreux Américains malgré les tueries à répétition qui ont choqué le pays ces dernières années, comme celle de Newton, dans le Connecticut, dans laquelle ont péri vingt écoliers et six adultes en décembre 2012. Quelques mois après le massacre, le Congrès américain a bloqué un renforcement des lois encadrant la vente d'armes, voulu par le président Barack Obama.
Selon l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, les armes à feu tuent chaque jour 86 Américains, soit 31.000 par an, en incluant les suicides. Le milliardaire philanthrope a lancé une campagne de 50 millions de dollars pour durcir la réglementation sur les armes à feu. Au salon de la NRA, son nom est copieusement hué par l’assistance. « Monsieur Bloomberg, vous êtes un hypocrite arrogant », lance le lobbyiste en chef de la NRA, Chris Cox, lors de l’ouverture de la manifestation. « Restez en dehors de nos maisons, de nos réfrigérateurs, et surtout de nos armoires à armes, parce que cette liberté n'est pas à vendre ».
Mais combien d'armes faut-il pour défendre sa famille?
Des balles Grizzly Cartridge Company au salon de la NRA (AFP / Karen Bleier)
Près du stand de Daniel Defense, spécialisé dans les fusils semi-automatiques --ces armes dont la seule différence avec les fusils automatiques est qu'on ne peut pas maintenir le doigt appuyé sur la gâchette pour « arroser » une cible--, se trouve Kyle Moore, 46 ans, ancien gardien de prison, aujourd'hui agent chargé du suivi des détenus.
Il habite Gary, dans l'Indiana, « a bad city », une ville avec des quartiers sensibles. Il possède déjà des fusils, un pistolet Sig, un Smith & Wesson...
« Mais j'ai besoin d'un 5.56 (un type de fusil semi-automatique, ndlr). J'ai d'autres armes mais celui-ci fera le "job" parce qu'il a un chargeur de 30 balles. Dieu m’en garde, j'espère n'avoir jamais à l'utiliser, mais je travaille dans une prison, et je sais de quoi sont capables les gens dangereux ».
Les novices verront en une journée plus d’armes que dans toute leur vie, mais nous sortirons du salon, évidemment, sains et saufs. Le lobbyiste de la NRA, Chris Cox, nous avait d’ailleurs prévenu : « C'est le reportage le plus sûr qu'on vous ait jamais demandé de faire ».
Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette infographie animée, cliquez ici.
Ivan Couronne est correspondant de l'AFP à Washington.