« Vous voulez que je casse une autre caméra ? »
SIMFEROPOL, 26 mars 2014 - Une alarme retentit, suivie d’une première explosion. Un char vient d’enfoncer l’un des murs en béton. Deuxième explosion : un autre mur s’effondre. Parallèlement, un véhicule blindé tente de renverser la grille d'entrée principale. Il est presque 16 heures, samedi 22 mars. Et la base ukrainienne de Belbek, près de Sébastopol, est prise d'assaut, au terme d’un ultimatum lancé par l’armée russe.
Depuis fin février et le blocus par des soldats russes des bases militaires de Crimée, les Ukrainiens s’attendent jour après jour à une attaque des forces ennemies, qui semblait pourtant ne jamais venir. Sentant que la journée allait être décisive, ils ont, fait rarissime, autorisé une trentaine de journalistes à être présents à leurs côtés. Jusque-là, ils refusaient la présence des caméras. Cette fois, ils veulent que le monde soit témoin de leur sort.
On entend des tirs. Rapidement, des combattants surentraînés envahissent la base. Tenue de camouflage, masques, kalashnikovs: ils n’hésitent pas à pointer leurs armes sur nous… L’ambiance est extrêmement tendue, plusieurs Ukrainiens reçoivent des coups. La pression finit par retomber assez vite et les Russes, soudain coopératifs, nous laissent tout filmer et même interviewer les « vaincus ». Pourtant, un premier signe avant-coureur nous alerte: plusieurs journalistes, qui s’étaient approchés trop près des assaillants, se sont vu confisquer leur matériel.
Les militaires nous encerclent
Nous décidons donc de confier l’une des cartes mémoires de la caméra à notre chauffeur, qui attirera moins les regards. D’autant qu’au moins 300 militants pro-Russes entourent la base, et nous ne sommes pas sûrs qu'ils nous laisseront sortir sans nous contrôler. Un soldat russe, souriant et non masqué, nous annonce alors qu’ils vont former un cordon de sécurité pour nous exfiltrer. Il nous promet même qu'un représentant du service de presse viendra rendre les cartes saisies aux journalistes concernés. Cela semble presque trop beau pour être vrai, mais de toute façon, nous n'avons pas le choix: les militaires nous encerclent.
Arrivés près de la sortie, un homme masqué nous annonce la vraie couleur: « Maintenant, donnez-nous toutes vos cartes mémoires ». Un par un, nous passons à la fouille. Dans notre cas, seuls nos sacs et la caméra sont examinés. La carte cachée en réchappera. Pas celle qui venait de filmer la reddition des Ukrainiens. Grosse déception après toutes ces heures passées avec eux. Nous pensons à tous ces témoignages, définitivement perdus.
Ce genre de déconvenues, de nombreux reporters y ont fait face pendant ce mois de mars. Matériel confisqué à la nouvelle « frontière » entre Crimée et Ukraine, brèves interpellations de journalistes… les nouvelles autorités de la péninsule veulent garder le contrôle sur les informations liées au basculement politique de la région. Ils comptent pour cela sur le dévouement des brigades d’auto-défense tout juste créées. Reconnaissables à leur bandeau rouge sur le bras, ces ardents défenseurs de la Crimée russe incarnent souvent le cauchemar des journalistes. Et n’hésitent pas à profiter de la situation pour inventer des règles qui sont autant de prétextes à chercher la dispute.
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Devant la base de Perevalne, assiégée par les troupes de Moscou, une poignée de ces miliciens montent la garde. L’un d’eux nous avertit: « Tu peux filmer, mais si tu mets un pied sur le sol de Crimée, je casse ta caméra. » Message sibyllin, dont l’explication ne nous apparaît que quelques minutes plus tard lorsque, quittant le bitume défoncé de la route, Kilian s’aventure sur un coin d’herbe à la recherche d’un meilleur angle de vue. Réaction furieuse du milicien, qui l’accuse de souiller sa terre. Il se jette sur lui et tente de s’emparer de son matériel dans une litanie d’insultes, ne lui laissant d’autre choix que de quitter précipitamment les lieux. Cette scène se répétera inlassablement devant chacune des unités militaires ukrainiennes, isolées du reste du monde par une ceinture hermétique à la presse.
Miliciens imprévisibles
Mais le plus délicat avec ces miliciens, c’est qu’ils sont imprévisibles. La veille du référendum sur l’indépendance de la Crimée, une dizaine d’entre eux, le visage masqué, investissent plusieurs étages de l’hôtel Moscou, principalement occupé par les journalistes venus du monde entier pour couvrir l’événement.
Sur le palier du troisième étage, le canon d’un fusil d’assaut nous sert de comité d’accueil, et nous ne recevons pour toute réponse à nos interrogations qu’un « niet » guttural et non-négociable.
Les confrères qui ont tenté les ascenseurs redescendent bien vite, privés de leurs cartes mémoires et quittes pour une bonne frayeur.
Que font ces miliciens dans l’hôtel ? Les explications se multiplient et se contredisent: tout d’abord simple exercice de sécurité, les autorités évoquent ensuite la recherche d’éventuels fauteurs de troubles. Nous n’en aurons pas le fin mot.
Les miliciens, eux, se montrent particulièrement agressifs. Un caméraman français est menacé : « Qu’est-ce que tu filmes ? Arrête de filmer ! » S’adressant aux autres journalistes, médusés, l’homme à la cagoule ajoute: « J’ai déjà cassé une caméra. Vous voulez que j’en casse une autre ? » Quelques secondes plus tôt, un photographe avait écopé d’un coup de crosse pour s’être approché d’un peu trop près.
L’objectif premier de cette démonstration de force semble clair: intimider les journalistes à la veille d’un vote sous haute tension. Et il est difficile d’avoir confiance dans le professionnalisme d’un homme armé d’un fusil d’assaut alors qu’il n’était qu’un civil comme les autres quelques jours auparavant.
Grossier jeu de cache-cache
En Crimée, le travail des journalistes n’est en rien facilité par ce grossier jeu de cache-cache auquel s’adonnent les hommes de Moscou. Sur le terrain, la provenance de ces quelques dizaines de milliers de soldats sans insigne ne fait aucun doute. Deux heures avant l’attaque de la base de Novofedorivka, dans l’ouest de la péninsule, deux hauts gradés de l’armée russe, à l’uniforme parfaitement reconnaissable, négocient la reddition des derniers irréductibles retranchés dans un bâtiment. Notre caméra est la seule sur place à ce moment-là, mais ils nous font signe de ne pas les filmer. Pourtant, lorsque deux cents militants anti-Ukraine forcent les portes de la base, les hauts gradés de l’armée russe marchent parmi eux, sans se cacher. Et assistent, un peu à l’écart, à la mise à sac de l’immeuble dans un nuage de grenades fumigènes, n’intervenant qu’au bout d’une longue demi-heure pour orchestrer le départ des soldats.
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Ce départ, nous n’aurions pas dû y assister. Plusieurs hommes ordonnent aux rares médias présents de quitter l’enceinte de la base. La plupart s’exécutent de mauvais gré. Pourtant, dans un coin de la cour envahie par les manifestants, une poignée de journalistes attend à l’ombre des arbres. Nous les rejoignons discrètement. Sort alors le dernier carré des Ukrainiens pour un ultime chant patriotique devant le drapeau bleu et jaune, triste rengaine qui accompagne la chute de chacune des bases du nouveau gouvernement de Kiev. Ce n’est qu’un peu plus tard que nous apprenons de la bouche d’Olga, notre fixeuse, que seuls les reporters russes étaient autorisés à rester. Ce fut une loi aussi immuable que frustrante durant ce mois tourmenté: le favoritisme systématique des médias moscovites, au détriment du reste de la presse internationale.
Le nouveau pouvoir à Simféropol, capitale régionale, répète à l’envie, avec un brin d’ironie, que les médias peuvent couvrir librement les événements… du moment qu’ils ne racontent que des choses positives. A ce petit jeu, la plupart des médias russes excellent. Peu d’entre eux s’aventurent à critiquer l’intervention de Moscou, et les portes leur sont grandes ouvertes. Sans compter qu’ils bénéficient en plus du soutien d’une grande majorité de la population locale. « Quelle chaine ? Quel pays ? » nous demandent-ils systématiquement lorsqu’ils aperçoivent notre caméra. Après quelques échanges, ils acceptent souvent de nous parler. Nos confrères ukrainiens, eux, sont désormais persona non grata.
Kilian Fichou est un reporter vidéo de l'AFP basé à Paris, Laetitia Peron est correspondante de l'AFP à Moscou.