Voitures électriques au royaume du bonheur
THIMPHOU, 10 mars 2014 - C’est le reportage des extrêmes, de tous les contrastes. Un déplacement baroque comme il y en a rarement quand on s’occupe d’économie: couvrir une visite du patron d’un des plus grands constructeurs automobiles du monde dans l’un des plus petits, les plus mystérieux pays de la planète, et probablement les moins rentables : le minuscule royaume du Bhoutan.
Aussi incroyable que cela paraisse, l’empereur Carlos Ghosn, maître tout-puissant de Renault et Nissan, autant dire que le soleil ne se couche jamais sur son royaume, avait décidé de se rendre le 21 février avec sa cour à Thimphou, capitale du Bhoutan, le pays de Sa Majesté Jigme Khesar Namgyel Wanchuk, roi du pays du Dragon-Tonnerre. Et lui, pour le coup, c’est un vrai roi, qui d’ailleurs a fêté ses 34 ans le jour où débarquait l’illustre franco-libano-nippo-brésilien.
Tout cela a un petit peu des airs de conte fantastique. Le Bhoutan combien de divisions ? aurait dit un redoutable moustachu. C’est la fourmi et le géant, l’éléphant et la souris ! Et pourtant Carlos 1er a sauté dans son jet privé pour une visite quasi officielle au pays du Bonheur national brut, une notion qui a priori ne fait pas partie des courbes macroéconomiques internationales que sans doute surveille au quotidien le Seigneur du Losange et du Rond barré.
Mais qu’allait-il faire en cette galère, me direz-vous ? Carlos 1er règne sur une « armée » de près de 130.000 hommes (les effectifs du groupe Renault Nissan), soit près d’un cinquième des quelque 740.000 sujets du royaume himalayen coincé entre la Chine et l’Inde. L’empereur franco-japonais pèse 40 milliards d’euros (de chiffre d’affaires) contre environ 1,3 milliard à son «cher cousin » des cimes (le PIB 2013). Sa petite entreprise planétaire a produit l’an dernier 8.300.000 véhicules. Rapporté au Bhoutan, ça fait environ 11 voitures par tête de pipe.
Bon, on ne va pas tourner plus longtemps autour du pot catalytique: Carlos Ghosn est venu ici le 21 février pour appuyer un projet des autorités locales qui au nom de l’écologie, ont décidé de se lancer dans le tout-électrique pour l’automobile. Oh ! bien sûr ce n’est probablement pas le marché du siècle pour le franco-japonais, très loin de là même, mais quel beau coup de pub dans un secteur qui a encore du mal à décoller : Renault-Nissan a investi 4 milliards d‘euros dans la voiture électrique. Et pour l’instant, ça patine un peu du côté des résultats espérés.
Peut-être aussi quel coup de chance pour le petit royaume de s’être trouvé un parrain électrique de cet acabit mondial.
Dans ses bagages, M. Ghosn avait emmené des journalistes mais aussi de ces petits cadeaux qui renforcent l’amitié : en l’occurrence deux Leaf, la citadine électrique de Nissan, qui ont été offertes avec toute la solennité nécessaire au gouvernement bhoutanais. Etonnante image que celle du super PDG toujours entre Paris, New York, Tokyo, qui jongle avec les fuseaux horaires, sanglé dans un impeccable costume à fines rayures et légèrement cintré, côte à côte avec le Premier ministre bhoutanais Tshering Tobgay, vêtu d’un « gho » orange vif. Le gho est la tenue traditionnelle des Bhoutanais, à mi-chemin entre la toge de bonze et le peignoir de curiste.
A quoi pensaient-ils l’un et l’autre ? L’un, visage énigmatique et crâne rasé, probablement au bonheur écologique grâce à la fée électricité, l’autre, avec la raie sur le côté toujours impeccable et ce regard de grand fauve carnassier… allez savoir.
Nous voici donc embarqués à la poursuite de Carlos Ghosn, dans une aventure quelque peu surréaliste. Un collègue photographe du bureau de Delhi nous rejoindra sur place.
Mais avant d’en arriver au débarquement à l’aéroport international de Paro, près de la capitale, un petit retour en arrière s’impose.
Car avant de partir, il fallait dire oui. Oui à Nissan qui payait tout ! Tout commence le jeudi 14 février par un coup de fil du service de communication au siège de Nissan à Yokohama, la grande banlieue de Tokyo: le PDG va la semaine prochaine au Bhoutan, si ça vous intéresse, on, paye tout ! En croisant les doigts, on refile ce bébé délicat à notre direction régionale de Hong Kong, qui tranche: «Habituellement l'AFP refuse de se faire payer un voyage de presse, mais là c'est une exception car c’est rare et difficile d'aller au Bhoutan. Alors OK, mais dite leur bien à Nissan que nous écrirons ce que nous voudrons». Nissan accepte.
Bon, c’est parti ! Environ 17 heures de vol avec deux escales depuis Tokyo à l’aller, autant pour le retour via Bangkok, pour un remake himalayen de « 24 heures chrono ».
Direction Paro International Airport où seules les deux compagnies bhoutanaises ont le droit d’atterrir. Et pas avec n’importe quels pilotes au manche non plus : après plusieurs embardées genre slalom spécial à travers les montagnes, l'avion de la Druk Air se pose sur un petit bout de plaine encaissée dans les contreforts de l'Himalaya. Juste avant de toucher le sol, le commandant avait eu la gentillesse de nous prévenir que ça allait secouer. Je confirme!
Un visa au rabais (40 dollars, alors que normalement les touristes doivent obligatoirement dépenser 250 dollars par jour, hôtel et nourriture compris), et hop nous voilà pris en charge par des Nissan boys. Nous partons vers Thimphou… en Toyota ! Ca ne s’invente pas.
20 février : le « grand événement » promis par Nissan, c’est seulement le lendemain. Nous en profitons pour récolter des infos sur l'internet et les smartphones à la sauce bhoutanaise en vue d’un reportage. Le pays a longtemps été coupé du monde: la télé et internet n'y ont été autorisés qu'en 1999. Quinze ans plus tard, on voit bien que la greffe a pris : dans les rues de Thimphou, les jeunes sont scotchés à leurs portables. Pour en savoir plus nous rendons visite au rédacteur en chef de « The Bhutanese". Tout y passe en une heure : l'évolution de la société bhoutanaise vers la modernité, la récente défaite électorale du parti monarchiste, la première alternance démocratique de l'histoire du pays, la stratégie hydro-électrique du gouvernement pour sortir d'une crise de la balance commerciale ... Nous sentons que nous allons vite devenir des spécialistes es-Bhoutan.
Le vendredi matin, Thimphou est joyeuse, bigarrée, dansante car c’est l'anniversaire du roi. Mais nous, on n’est pas venu pour voir le défilé.
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En conférence de presse, Carlos Ghosn et le Premier ministre bhoutanais annoncent le partenariat puis, avec la pompe qu’il sied, vont dévoiler, telle une stèle commémorative, une Nissan Leaf cachée sous un drap blanc sur la grand-place de la capitale. Le Premier ministre la branche lui-même triomphalement sur un chargeur rapide.
L’impitoyable chrono tourne: on fait une interview one to one en plein air avec Ghosn, on se rue à l’hôtel pour balancer fissa le papier les photos et les vidéos. Difficile de ne pas s’énerver entre internet en rade, les coupures d’électricité et des liaisons cellulaires pour le moins aléatoires. M’enfin ! On y arrive, juste à temps pour sauter un minibus. Direction : les faubourgs « chics » de Thimphou où le Premier ministre reçoit.
Plutôt bonne franquette le protocole bhoutanais. Après un apéro cool avec des ministres et des hauts dirigeants de Nissan, le repas « officiel » pour une cinquantaine de convives. Dans une jolie cantine, chacun va se servir, le genre queue au buffet. Et celui qui vous donne une assiette, c’est… le Premier ministre. On lui saute dessus pour lui demander une interview. « Après le repas ». Quelques bouchées épicées plus tard, nous retrouvons notre distributeur d’assiettes dans une grande salle aux trois-quarts vide. On installe la caméra, on commence, quand tout de « gho » (je ne résiste pas) un jeune homme nous chuchote: « Pourrait-on trouver un endroit plus convenable ? Il y a des chambres là-haut ! ». Bon on démonte, on monte et on remonte. Au terme de dix minutes d'interview spiritualo-écologique, nous offrons au Premier ministre des douceurs de Kyoto achetées à l'aéroport de Tokyo. Effet garanti.
Retour à l’hôtel Druk. Après une nouvelle laborieuse cérémonie de transmission vers l’AFP New-Delhi, jusqu’à minuit, j’essaye de dormir un peu malgré la musique d'une fête tonitruante de l'autre côté de la rue... peut-être pour fêter l'anniversaire du roi.
Samedi matin, cap sur l'aéroport de Paro. C’est reparti pour 17 heures, avec une looongue escale de six heures à Bangkok.
Et finalement, fourbus comme des yacks tibétains, on débarque à l’aéroport Haneda de Tokyo dimanche vers 06H30 du mat. Même pas le temps d’être dépaysés, nous sommes déjà revenus.
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Antoine Bouthier, reporter vidéo, et Patrice Novotny, journaliste économique, travaillent au bureau de l'AFP à Tokyo.