Ce sein que Facebook ne saurait voir
PARIS, 7 mars 2014 – En tant que membre de la cellule réseaux sociaux de l’AFP, c’est à moi qu’il revient de décider quelles photos, parmi les quelque 3.000 que l’agence diffuse chaque jour, nous publions sur Facebook, Twitter et les autres plateformes où nous sommes présents. Parmi les images qui reviennent le plus fréquemment –et, avec elles, la question de savoir si nous devons ou non les publier sur les réseaux sociaux– figurent celles des Femen, ce fameux groupe féministe radical originaire d’Ukraine.
Les Femen se sont rendues célèbres en surgissant dans les endroits où il se passe quelque chose avec la poitrine dénudée et souvent ornée de slogans très directs. La méthode est volontairement outrancière. En décembre 2013, par exemple, cinq activistes des Femen se sont rassemblées devant l’ambassade d’Ukraine à Paris et ont uriné sur des photos de celui qui était alors le président du pays, Viktor Ianoukovitch.
Les Femen cherchent le spectaculaire, la photo-choc qui fera de la publicité à leur cause. Mais le fait est que beaucoup des images qu’elles provoquent ont un vrai caractère informatif. Par exemple, lorsque ces images montrent les réactions musclées des services de sécurité, ou encore la colère parfois violente de ceux qui sont brusquement confrontés à ces militantes aux seins nus.
L’un des réseaux sociaux les plus importants pour l’AFP est Facebook. Cette plateforme a édicté des règles strictes quant aux contenus qu’on peut y publier. La « déclaration de droits et responsabilités » de Facebook interdit notamment toute exhibition de nudité. Concrètement, dans le cas des seins féminins, cela signifie qu’on ne peut publier sur Facebook des images de tétons. Paradoxalement, Femen a sa propre page Facebook. Le groupe prend bien soin d’y masquer, sur chaque photo, la pointe des seins de ses militantes.
Nous avons parfois été piégés par ces règles. En avril 2013, Facebook a retiré sans préavis de notre page en français une image montrant une Femen manifestant seins nus devant la mosquée de Paris et se prenant un coup de pied aux fesses de la part d’un vigile. Pour les robots qui scrutaient le site en y traquant les contenus interdits, la valeur informative de cette photo n’est absolument pas entrée en ligne de compte.
Le 6 mars, l’AFP a diffusé cette image d’un homme serrant le cou d’une Femen qui manifestait devant le parlement de Crimée. Sur notre page Facebook, nous avons publié la photo en masquant le téton afin d’être sûrs qu’elle ne serait pas effacée d’autorité de notre page, comme cela nous était arrivé l’an dernier. Par la suite, plusieurs personnes se sont étonnées, dans les commentaires, qu’il soit possible de publier une image montrant des violences perpétrées à l’égard d’une manifestante, sans permettre aux gens de voir par quel moyen (en se dénudant les seins) cette manifestante avait choisi de protester.
La version "censurée" publiée par l'AFP sur sa page Facebook
« Donc c’est OK de montrer sur Facebook des femmes en train de se faire étrangler et tabasser, du moment qu’elles n’exhibent pas leurs tétons. Allez comprendre », a écrit un internaute. Un bloggeur a quant à lui estimé que cette image « révèle tout ce qui cloche dans la politique de Facebook en matière de nudité ».
La directrice de la communication de Facebook France, Michelle Gilbert, explique que l’énorme quantité de contenus partagés quotidiennement sur la plateforme rend impossible d’analyser chaque image en fonction de son contexte ou de son intérêt informatif, surtout étant donné les vastes différences de valeurs des usagers à travers le monde en fonction de leurs pays et de leurs religions.
« Facebook est un produit universel. C’est un travail très difficile et nous mettons beaucoup de moyens en œuvre pour nous assurer que le contenu est acceptable », justifie-t-elle. « Il est indispensable d’avoir des directives et des règles ».
Bien compris. Mais cela soulève la question de savoir si les médias ne pourraient pas disposer d’un peu plus de latitude pour publier des images dont la valeur informative surpasse toute considération de pudeur…
Thomas Watkins est le social media editor anglophone de l’AFP.