A Kiev, l'enfer par -10 degrés
KIEV, 27 janv. 2014 – J’ai pris cette photo rue Grouchevski à Kiev, le mercredi 22 janvier, lorsque les policiers anti émeutes ont pris d'assaut les barricades des manifestants après plusieurs jours de heurts, près de la place de l’Indépendance. Ils les ont fait reculer, puis ils ont battu en retraite. Depuis, les deux camps continuent de se faire face, parfois à travers de véritables rideaux de fumée et de flammes de plusieurs dizaines de mètres de haut.
Mon chef m'a appelé vers huit heures pour me dire que les autorités étaient passées à l'action. Je suis arrivé sur les lieux et j'ai vu les unités d'élite, les Berkout, qui chargeaient les manifestants. J'ai pris des photos, puis les Berkout ont reculé et les opposants se sont lancés à la contre-attaque. Ils ont mis le feu à des pneus, et une épaisse fumée noire s'est dégagée, très belle dans cette lumière et sous la neige qui tombait.
Les manifestants lançaient des pierres et des cocktails Molotov sur les Berkout. Pendant un moment, il est devenu impossible de s'approcher. C'était trop dangereux. Mais en restant près du mur, il y avait moins de chances de recevoir de balles ou de grenades assourdissantes. De là, j'ai vu ces deux personnes. L'un préparait et lançait des cocktails Molotov, l'autre des pavés.
Les projectiles volaient mais j’étais en sécurité là où je me trouvais, même s’il était difficile de respirer. Je suis resté sur les lieux environ dix minutes, puis je suis parti à la recherche d'un autre point de vue.
Ce qui rend ces photos si fortes, c'est le feu et la fumée, qui créent une atmosphère que je n'avais jamais vue, aussi noire, d'une beauté surréaliste.
A la mi-novembre, rien ne distinguait la capitale ukrainienne d'une autre grande cité européenne avec des rues commerçantes animées et son architecture du XIXe siècle qui avaient ravi les supporteurs de football pendant l'Euro 2012. Mais le centre-ville de Kiev a complètement changé en quelques semaines. Il est aujourd’hui cerné de barricades faites de sacs remplis de neige et de barbelés. L’odeur de caoutchouc brûlé pique les narines. Les rues sont recouvertes d’une épaisse suie grasse mélangée à la neige, alors que la température se maintient depuis des jours sous les -10 degrés.
A l'entrée du stade Dynamo, la statue du légendaire entraîneur soviétique et ukrainien Valéri Labanovski, couverte de cendres, a des airs de gargouille effrayante. Les policiers des forces spéciales restent, quant à eux, immobiles derrière leurs boucliers métalliques, sur lesquels se reflète le brillant soleil d'hiver.
Nous n'avons jamais eu de problèmes pour travailler avec les manifestants. Jamais ils ne me demandent de ne pas les photographier. Plusieurs fois, ils nous ont avertis qu'il fallait porter un casque. Ils empêchaient ceux qui n’étaient pas casqués d’accéder à leur barricade.
Avec la police, c'est plus compliqué. On peut s'approcher, mais pas à moins de trois mètres, et il est impossible de passer derrière leurs lignes.
Si on montre nos cartes de journalistes, ils nous disent de nous adresser au service de presse du ministère de l'Intérieur. Le résultat, c'est qu'on ne peut travailler que d'un côté du front. Et les policiers n'ont pas hésité à tirer en direction des journalistes, même en voyant notre matériel.
La situation est devenue plus tendue ces derniers jours. Maintenant on voit voler les balles en caoutchouc, et pas seulement en caoutchouc. Il y a deux mois les manifestations étaient dans l'ensemble pacifiques, peu de gens portaient des casques, maintenant on a plus l'impression d'assister à des scènes de guerre.
Vasily Maximov est photojournaliste au bureau de l'AFP à Moscou.