Dans Bangui devenue folle
BANGUI, 13 janv. 2014 - Lentement, l'avion atterrit sur la Centrafrique en pleine crise. Il est aux alentours de sept heures du matin et la lumière est sublime, comme toujours ici. Il y a quelque chose de plus par rapport à mon dernier séjour: 100.000 déplacés campent à deux pas du tarmac. Etrangement, vue du ciel, cette horrible balafre de misère sur un paysage que j'aime tant est plutôt belle à voir.
En descendant de l'avion, la clameur du camp se fait entendre, le claquement des balles aussi: des éléments tchadiens de la Force africaine viennent d'ouvrir le feu sur la foule qui manifestait contre leur présence. Je récupère mon bagage, m'avance sur une cinquantaine de mètres et reconnais déjà mes trois collègues Kathy, Bienvenu et Miguel, vêtus de leurs casques et gilets pare-balles: «content de te voir et surtout.... bienvenue!»
Un mort.
Hôtel, douche, et nous voici sur le départ pour une conférence de presse. Mais sur la route, on nous annonce que « quelque chose » a eu lieu sur l'une des grosses artères de Bangui. Nous nous équipons et filons en direction de la sortie nord de la ville. Sur la route, des « anti-balaka», une milice chrétienne d'auto-défense disant lutter contre la rébellion Séléka, qui a pris le pouvoir en mars, nous arrêtent. Bardés de gris-gris, surexcités et surtout très jeunes, ils disent avoir « répondu à une attaque ». Ils s'agitent, parlent fort, brandissent des machettes. Dans le contre-jour, je ne vois pas immédiatement que l'un d'eux tient en main le pied d'un homme fraîchement coupé. Il gît là, sur le bord de la route, nu, face contre terre, dans une mare de sang que la poussière rouge de Bangui absorbe lentement.
Deux morts.
Nous avançons un peu. La scène se répète. L'un tient une main. L'autre, un enfant, brandit un sexe ensanglanté en criant: « on a bien fait le boulot ! ». Nous prenons des photos, nous filmons, parce que c'est notre travail, qu'on est là pour ça, et que le degré d'horreur que nous avons en face de nous nécessite plus que des mots pour se faire entendre.
Trois morts.
Des miliciens anti-balaka piétinent un cadavre mutilé à Bangui (AFP / Miguel Medina)
A partir de maintenant je me dis qu'il vaut mieux ne plus compter, parce que je suis là pour quinze jours et que cette entrée en matière n'est pas grand-chose en comparaison de ce qui attend le pays, ni en comparaison de ce qu'il a subi à peine quelques jours plus tôt, où en une simple matinée ce sont des centaines de corps qui ont été retrouvés sur le bord des routes.
Les images sont si dures qu'une sélection sera faite entre Miguel, le photojournaliste, et le service photo à Paris, afin de trouver une juste balance entre devoir de témoigner et dignité, pour peu que l'on puisse trouver quoi que ce soit de digne dans ce genre de scènes.
Un jour se passe, dans cet univers sordide. Je passe Noël en patrouille avec l'armée française avant de rejoindre des collègues pour tailler le bout de gras. Le lendemain, des manifestations anti-françaises puis des accrochages entre on ne sait quel groupe armé et on ne sait quelle force militaire nous projettent rapidement sur la route, et puis encore d'autres, et d'autres encore. On ne sait jamais vraiment ce qui se passe, on compte les corps. Parfois des chrétiens, parfois des musulmans. Il arrive que certains corps soient ligotés. Parfois, on nous parle de charniers, trop difficiles d'accès pour que nous puissions vérifier.
Des miliciens anti-balaka dans le quartier Gobongo, le 25 décembre 2013 (AFP / Miguel Medina)
Pour écrire la Centrafrique, il faut à chaque fois faire œuvre de pédagogie, tenter de remettre les choses dans leur contexte, ne pas tout réduire à un « conflit inter religieux », parce qu'à force d'aller dans ce pays, je sais bien que la situation est infiniment plus complexe que cela. Il faut expliquer les forces en présence, les « milices » anti-balaka, « l'ex-rébellion » Séléka, la force africaine dans laquelle le contingent tchadien, à qui on reproche des liens supposés avec les Séléka, pose problème, et bien sûr Sangaris, à qui les musulmans reprochent des liens supposés avec les anti-balaka.
Nous parlons à tout le monde et prenons soins d'être bien accueillis par chacun d'entre eux: musulmans, chrétiens, combattants, réfugiés. C'est comme cela que l'on raconte une histoire. Certains jours sont plus difficiles que d'autres, lorsque les esprits s'échauffent et que la misère se transforme en frustration, la frustration en exaspération et l'exaspération en violence.
Quinze jours sont passés. Je suis fatigué. Mais je reste une semaine de plus.
Un soir, en patrouille avec les Français, je suis témoin de quelque chose. Sur le bord de la route, dans des quartiers plongés dans le noir, je vois de l'excitation. Un corps. Des cris de haine et de folie. Je ne comprends pas bien la scène et surtout j’ai du mal a bien saisir ce qui se passe. « Putain ils étaient en train de le bouffer le mec ! », dit un militaire équipé d'une visée nocturne. Dès le lendemain, ou peut-être le surlendemain dans la ville, tout le monde parle de ce musulman que des chrétiens auraient dévoré : «On va faire pareil a Djotodia, on va le manger!», dit, hilare, une manifestante peu avant que le président n'annonce sa démission.
Le plus ignoble, le plus sombre des tabous est tombé.
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Le président vient de démissionner. Il y a dans la rue des manifestations de joie, et les tirs d'armes lourdes qui vont avec. Rien n'est fini. Sur la route, je croise un officier qui est en train de devenir un ami, des chrétiens que je connais qui débouchent une bière pour fêter ça. Il y a aussi des anti-balaka avec qui il m'a été donné de travailler, et qui me gratifient d'un grand sourire en se cramponnant à leurs armes, pensant leur heure venue, et un ami musulman, qui m'a offert il y a quelques jours des gris-gris.
C'est un étrange point commun entre Séléka et anti-balaka, ces gris-gris. Ils en portent tous. Les miens me rendent invisible par certains moments, et détournent les balles plus sûrement que le lourd gilet que je porte depuis trois semaines. Enfin je crois. Je crois surtout, vu le nombre de blessés par balle ou à coups de machette que je vois affluer à l’hôpital, que c'est moi qui ferais mieux de refiler mon gilet, à quelques jours du départ...
J'aime la Centrafrique. Et je prends plaisir à raconter celle que j'ai connue « avant » aux militaires étrangers ou aux journalistes qui n'ont connu d'elle que le chaos d'aujourd'hui. Sans doute ai-je été naïf en étant persuadé que jamais tout ce à quoi j'ai assisté ici n'arriverait. Avant je l'écrivais avec humour, maintenant c'est plus difficile. Peut-être que cela reviendra un jour, qui sait ? En tous cas, je me garderai bien à l'avenir de faire des pronostics.
Xavier Bourgois est journaliste au bureau de l'AFP à Libreville.