Une famille pakistanaise dans une rue de Mingora, le 11 octobre 2013 (AFP / A. Majeed)

Islamabad - New York : aller simple entre deux planètes

Broadway, juillet 2011 (AFP / Getty / Ramin Talaie)

NEW YORK, 19 déc. 2013 – J’ai travaillé dix ans au Moyen-Orient, en Afghanistan et au Pakistan. Dix ans au bout desquels j’ai fini par être fatiguée de la violence permanente, de l’absence de progrès, des haines religieuses intextinguibles. Ecœurée des attentats suicides. Lasse de la corruption des politiciens. Eprouvée par une brève mais dure mission en Syrie.

Je m’étais mise à rêver de New York, de cinémas, de passerelles de mode, de sagas judiciaires…

Après cinq ans au bureau de l’AFP à Islamabad, j’ai demandé et obtenu ma mutation dans un autre monde, dans la Grosse Pomme. Des Etats-Unis, l’Anglaise que je suis ne connaissait rien, à part ce que m’avaient enseigné quelques shows télévisés, une série de reportages avec les militaires américains en Irak et de nombreuses séances de briefing avec des diplomates surmenés. Bref, j’étais peu préparée à l’immersion dans la plus fabuleuse ville d’Amérique, où l’énergie débordante, le mélange de gens provenant de tous les coins du monde, l’anonymat et l’individualisme vous montent vite à la tête.

Un vendeur de thé dans une rue de Rawalpindi, en octobre 2013 (AFP / Farooq Naeem)
Dans une rue de Brooklyn, en juin 2013 (AFP / Getty / Spencer Platt)

Pour un choc culturel, c’est un choc culturel. D’abord à cause de toutes les options qui, tout à coup, s’offrent spontanément à moi là où, durant des années, je n’ai jamais eu le choix. Je déjeunais habituellement de riz et de mouton, et là je suis paralysée au moment de me décider entre les sushi, la cuisine chinoise, les bagels, les paninis, les sandwiches… Finis les réveils en sursaut au milieu de la nuit ou aux premières lueurs de l’aube à cause d’attentats à la bombe ou d’arrestations inopinées d’anciens dirigeants. Finis les checkpoints, les barrières en béton anti-explosifs. L’odeur impersonnelle du désinfectant pour mains a remplacé les aigres relents de la transpiration.

Fusillade ? Non, lave-vaisselle...

Pendant un dîner chez des amis à Brooklyn, j’ai bêtement bondi de ma chaise en pensant entendre l’écho d’une fusillade toute proche. « Calme-toi », m’a rassuré mon hôte. « Ce n’est que le lave-vaisselle ».

Presque un an jour pour jour après m’être terrée pour échapper à un raid aérien en Syrie, le cœur battant à tout rompre et prise de toux dans la poussière, je transpirais dans l’exubérance du marathon de New York. Peu après, en regardant deux homos danser toute la nuit pendant une fête, dans leurs tenues moulantes, je me suis rappelée de ce couple gay que j’avais interviewé au Pakistan, et qui ne s’était pas laissé photographier par crainte des représailles.

Contrôle de sécurité à Karachi, en mars 2013 (AFP / Rizwan Tabassum)
Pendant un bal de pères-noëls à Tompkins Square Park, New York, en décembre 2013 (AFP / Getty / Kena Betancur)

Je n’ai maintenant plus aucun mal à trouver un restaurant qui sert de la bonne nourriture ou de l’alcool. Je ne reste plus bouche-bée quand je vois une femme siroter un cocktail, porter une jupe courte ou un décolleté plongeant. L’anonymat est réconfortant. Je ne crains plus les regards dans la rue quand mon T-shirt est trop serré ou, comme cela m’est arrivé à Najaf, si mon abaya n’est pas de saison, ou si je suis incapable de porter des gants par 49 degrés. Etre Anglaise dans cette ville dont la moitié de la population vient de l’étranger n’a rien d’extraordinaire.

Potins, chimpanzés et WC qui explosent

A New York, un reporter n’a pas à s’attendre en permanence à un attentat, à une émeute ou à un coup d’Etat, mais il lui reste un nombre stupéfiant de sujets à couvrir : des toilettes qui explosent, des diplomates inculpés de fraude, des batailles judiciaires pour la garde d’un chien, des avant-premières de films, des ventes aux enchères d’art, des procès intentés au nom d’un chimpanzé, des potins relatifs aux célébrités ou des accidents de train, pour n’en citer que quelques-uns.

Ce travail exige de moi un nouveau vocabulaire, de nouvelles facultés d’adaptation.

Tout comme j’étais totalement démunie le jour où j’ai couvert mon premier attentat à la bombe à Bagdad, en 2004, je dois maintenant largement faire appel à l’expérience de mes nouveaux collègues quand je suis de reportage au tribunal ou dans des fêtes données pour le lancement de quelque chose. «C’est qui?» «C’est quoi cette chanson?» «Qu’est-ce que ça veut dire?»

Manifestation d'employés de fast-food en grève à Times Square, en décembre 2013 (AFP / Stan Honda)
Manifestation anti-américaine à Lahore, en juin 2012 (AFP / Arif Ali)

Et même si la pauvreté est souvent effrayante à New York, le sens de la mise en perspective fait complètement défaut. Le jour même où les Nations Unies lançaient un appel à l’aide de 301 millions de dollars pour les sinistrés du typhon Haiyan aux Philippines, 700 millions de dollars d’œuvres d’art partaient en 90 minutes lors d’une vente aux enchères chez Christie’s. Le tout suivi d’une séance de whiskies et de petits fours. Le marché de l’art contemporain était en plein boom, la cote du peintre britannique Francis Bacon avait atteint un nouveau record mondial, et cette nouvelle faisait la une partout dans le monde.

L’info sensationnelle, l’autre jour, c’était l’annonce par le fondateur d’Instagram, un milliardaire de 29 ans, du lancement d’un nouveau service d’envoi direct de photos et de vidéos privées. « Pas de quoi trop s’exciter, j’écrirai l’histoire plus tard », ai-je pensé. Le niveau de la batterie de mon ordinateur était faible et pour moi, ce n’était qu’une énième histoire de gadget, qui tombait bien en cette période de Noël mais sans plus.

Des chiites pakistanais prient dans la rue à Karachi, en novembre 2013 (AFP / Rizwan Tabassum)
Mariano Rivera, des New York Yankees, est ovationné par la foule à la fin d'un match contre les Tampa Bay Rays, en septembre 2013 à New York (AFP / Getty / Al Bello)

Las. Partout autour de moi, des dizaines de journalistes financiers et technologiques totalement surexcités rendaient compte en direct de cet événement, qui a probablement concerné beaucoup plus de gens dans le monde que la plupart des infos que j’ai couvertes dans le passé.

Un mois après mon départ d’Islamabad, le leader taliban pakistanais Hakimullah Mehsud a été tué par un drone américain. J’étais furieuse d’être partie trop tôt pour couvrir cette histoire. Mais à New York, personne ne s’en souciait.

Applaudir Lady Gaga

Le plus bizarre, c’est le suivi des célébrités. Les groupies qui applaudissent Lady Gaga à la fin d’une conférence de presse. Les reporters qui rôdent autour des tapis rouges, en quête d’une citation sur des sujets futiles.

Comme pendant ce bal, destiné à lever quatre millions de dollars pour fournir de l’eau potable à 60.000 habitants du Malawi. Des célébrités moyennement célèbres posaient pour les photographes devant des jerrycans jaunes. Chacune d’entre elles était ensuite encouragée à porter dix-huit litres d’eau le long d’une passerelle, sur une vingtaine de mètres. A chaque « exploit », une fondation versait 1.000 dollars à une organisation humanitaire chargée de mettre en œuvre le projet.

Dans un marché de Peshawar, en juillet 2013 (AFP / A. Majeed)
Times Square, août 2013 (AFP / Getty / Mario Tama)

Je me suis approchée d’une actrice de télévision en robe-fourreau, Maggie Grace, et je lui ai posé une question sur le Malawi. Elle a eu l’air agréablement surprise.

Normalement, les journalistes ne l’interrogent que sur son horoscope ou sur son régime alimentaire. Le reporter qui se tenait à côté de moi ne s’intéressait qu’à savoir qui, parmi toutes les starlettes présentes, allait oser danser au rythme de la reine du « twerking » Miley Cyrus.

Inutile de dire que les gens à New York sont souvent stupéfaits d’entendre que j’ai passé les cinq dernières années au Pakistan.

« Ça ressemble à quoi ? » demandent-ils.

« A rien de ce que vous imaginez ».

Et je suis alors envahie par la nostalgie de la cuisine pakistanaise, de la merveilleuse hospitalité des gens, de l’intensité de la vie là-bas. Mais je sais déjà que la deuxième question de mon interlocuteur portera sur Oussama Ben Laden. Après quoi il me tournera le dos, et il oubliera.

Un autobus à Karachi, en septembre 2013 (AFP / Asif Hassan)
Evénement promotionnel pour les bus touristiques de New York, en octobre 2013 (AFP / Getty / Craig Barritt)

Jennie Matthew est correspondante de l'AFP à New York.

Jennie Matthew