Manifestation devant le ministère de l'Intérieur à Tunis, le 14 janvier 2011 (AFP / Fethi Belaid)

La chance d’annoncer au monde la fin d’un dictateur

Hamida Ben Salah a quitté en novembre 2013 son poste de directrice du bureau de l'AFP à Tunis pour prendre sa retraite. Ceci est son texte d'adieu à l'agence, pour laquelle elle a travaillé pendant vingt ans et couvert la révolution tunisienne en 2011. Son action en faveur de la liberté de la presse sous la dictature lui a valu, le 14 décembre la principale récompense décernée aux journalistes tunisiens, le prix Akademia.

TUNIS, 18 déc 2013 - « Ben Ali s’est enfui, gloire aux martyrs, gloire au peuple, gloire à la Tunisie ! » Un grand cri retentit au beau milieu de la nuit du 14 au 15 janvier 2011, brisant soudain le silence du couvre-feu. Il est environ 1h00 du matin. Je sors sur le balcon du bureau de l’AFP, en surplomb de la grande avenue Habib Bourguiba, et j’aperçois un homme seul dans la ville déserte, un homme qui lève les bras vers le ciel en hurlant, sans se soucier de l’état d’urgence, des militaires, des blindés.

Ce cri poignant me tire d’un état second. J’ai passé les dernières heures les yeux rivés sur la télévision, les doigts fiévreux sur le clavier, à envoyer des rafales d’urgents tout en répondant aux appels incessants du téléphone et en écoutant la radio. Sur la brèche pendant des semaines infernales, seule à la fois sur terrain et au bureau jusqu’à ce que Mohamed Hasni arrive en renfort de Dubai, j’ai fini par fonctionner comme un automate.

C’est là, sur le balcon, que j’ai saisi dans une secousse l’ampleur de ce qui se passait. J’ai pris une grande inspiration, j’ai fermé les yeux, je me suis dit : « je suis à Tunis, c’est une journée historique ». Et je suis retournée travailler.

Dans les rues de Tunis, après des affrontements entre policiers et manifestants le 14 janvier 2011 (AFP / Fethi Belaid)

J’en ai passé des nuits blanches, en vingt ans d’AFP. Très souvent, sous le régime de Ben Ali, j’ai quitté mon domicile sans être sûre de revenir le soir, ni de revoir les miens. Je savais que j’étais ciblée, j’étais la journaliste à éliminer au bureau de l’AFP.

J’ai intégré l’Agence en 1993, j’avais quitté l’agence tunisienne TAP depuis quelques années et je venais d’être virée de Reuters sur ordre de la présidence. Un an plus tard, victime d’une machination odieuse montée par le pouvoir, Nabil Jumbert, directeur du bureau de l’AFP a dû être rapatrié en urgence en décembre 1994. Sans bruit, ni vagues, sans écarts, j’ai travaillé comme un soldat. En position avancée. J’ai appris à passer de l’info entre les lignes, à peser chaque phrase, chaque mot, à la virgule.

Ecrire le papier bilan des vingt ans de pouvoir de Ben Ali fut un cauchemar, il fallait trouver des formules anodines pour dire sans dire tout en disant, sans faire l’impasse sur les violences policières, la torture, les emprisonnements arbitraires et les procès montés. Couvrir des élections truquées était un exercice frustrant, être démentie sur des faits avérés était écœurant.

Portrait géant de Ben Ali à La Goulette, en octobre 2004 (AFP / Fethi Belaid)

On ne savait jamais à quoi s’attendre. J’ai été accusée d’avoir trahi mon pays pour un reportage sur les moustiques, un magazine très banal à l’occasion d’une campagne sanitaire. Le papier avait été très repris à l’étranger, on m’a reproché de gâcher la saison touristique.

Au fil des années, je suis devenue une bête noire, régulièrement dénoncée par des ambassadeurs et par des officiels, harcelée par des personnalités à la solde du pouvoir. Malgré les promesses d’ouverture, le régime s’est durci, Tunis est devenu dangereux, invivable, les correspondants étrangers ont peu à peu quitté le pays, le dernier directeur du bureau a été remplacé par un envoyé spécial, l’AFP a failli fermer son antenne.

Violence, pressions et offres douteuses

Puis on m’a proposé en 2007 de devenir directrice. Une première, pour une femme et pour une journaliste locale. C’était sans doute un hommage, mais c’était surtout une décision lourde de conséquence: je savais que je serais seule face aux représentants du régime et je savais qu’ils n’allaient pas me ménager. J’ai accepté.

Etre une femme journaliste n’est ni plus facile, ni plus difficile : on subit sans doute des pressions plus importantes mais on bénéficie aussi d’une certaine retenue face à un homme prêt user de son arme ou à donner des coups de pieds. Il n’y avait pas que la violence, il y avait aussi les invitations, les offres douteuses, les insinuations, les compliments empoisonnés.

Je n’ai jamais cédé. Mon engagement professionnel pour l’AFP a toujours nourri mon dévouement pour une Tunisie libre et démocratique, et vice-versa. Je pense que je dois mon salut au respect scrupuleux des règles du métier.

Discours du président Ben Ali pour le 20e anniversaire de son arrivée au pouvoir, le 7 novembre 2007 (AFP / Fethi Belaid)

En vingt ans, je crois que j’ai tout vu : filatures, écoutes –étendues à ma famille-, visites nocturnes, privation de passeport, refus de carte de presse, convocations, remontrances, prise à partie violentes, menaces en tous genres -y compris de liquidation physique-, mais aussi offres alléchantes d’emploi ou d’avantages. J’ai longtemps été piégée entre un régime impitoyable et des confrères suspicieux, complaisants ou complices. Car ils étaient légion, ceux qui écrivaient à la demande, recevaient des instructions, attendaient un feu vert pour donner une information.

Je n’ai jamais demandé de feu vert. Les officiels avaient une technique très simple: quand on les appelait pour recouper une information,  ils disaient: « attendez, je vais voir ». L’attente pouvait être longue, parfois la réponse ne venait jamais. Moi, je disais que c’était urgent, je fixais un délai assez court en prévenant qu’ensuite, je donnerais l’information quoi qu’il arrive. Parfois, ça marchait, parfois ça ne marchait pas et l’on me reprochait ensuite d’avoir l’opposition pour seule source. A la même époque, des centaines de journalistes étrangers venaient chaque année pour profiter de la carte postale - plages, thalassothérapie de luxe et magie du Sahara.

J’ai travaillé sans accréditation pendant dix ans, ma présence pouvait être déclarée illégale à tout instant. Cela ne m’a jamais empêchée d’aller sur le terrain. Le 11 avril 2002, après l’attentat sanglant contre la synagogue de Djerba, j’ai accédé aux urgences de l’hôpital local en me faisant passer pour une malade inconsciente et j’ai recueilli les premiers témoignages de touristes allemands blessés, alors que la zone était entièrement fermée aux journalistes.

Des proches prient sur la tombe de Mohammed Bouazizi, le jeune vendeur ambulant de fruits et légumes dont le suicide par le feu à Ben Arous, dans le sud du pays, avait déclenché la révolution en Tunisie (en janvier 2011 AFP)

Les infos, on les avait au coup par coup. Tout était négociable. Tout sauf ce qui concernait Ben Ali et sa famille: là, on n’avait rien. Pas un mot. Il y avait une ligne rouge que personne ne franchissait. Tout le monde avait peur, tout était enregistré, les téléphones étaient écoutés, les mails étaient lus.

Pour échanger avec la rédaction en chef à Paris, il fallait parler en termes codés. Le moindre choix éditorial était un dilemme. Dans ce contexte, c’est un choix extrême de faire quand même son travail de journaliste, même si cela peut paraitre dérisoire vu de l’extérieur. En 2005, un papier sur la cyber-dissidence a failli me coûter cher. La rédaction en chef insistait, je savais qu’on passait en zone interdite, je l’ai fait malgré tout. Tout le monde a eu peur pour moi. Finalement, j’ai eu de la chance, je me suis fait toute petite et l’orage est passé.

Seuls les journalistes qui ont travaillé sous une dictature peuvent comprendre à quel point c’est difficile, dangereux. Ceux qui l’ont vécu, dans les desks et ailleurs, m’ont aidé de leurs mots et de leurs encouragements, cette fraternité était très précieuse face à l’angoisse, à la peur et à la solitude.

Manifestation à Tunis, le 14 janvier 2011. Sur la pancarte: "Le parti de Ben Ali est l'ennemi du peuple" (AFP / Fethi Belaid)

Car c’est une bataille de tous les jours. La frontière est floue, mais on sait que si on passe un papier qui ne plaît pas, si on passe la limite, on peut être jeté en prison ou avoir un accident de la route. Les plus avertis s’abstiennent : pas de copie polémique, pas de soucis!

Pour moi, l’essentiel a toujours été d’avoir l’info, de la donner, vite, en premier. Au moment de la fuite de Ben Ali, on a travaillé de façon presque mécanique. Il y avait des rumeurs. On avait des bribes d’informations, on savait que quelque chose se préparait. Il fallait vérifier, j’ai téléphoné partout. Une source très fiable m’a dit : « c’est fini, fini avec Ben Ali », puis j’ai réussi à avoir une confirmation de son départ. Pour être sûre, j’ai appelé deux fois. Et puis on a donné l’alerte. Et on a envoyé des flots de copie. Je ne pensais à rien d’autre. Dans les situations difficiles, il faut un écran, une carapace: il ne faut pas se laisser gagner par l’émotion, sinon, on ne peut pas travailler.

" C'est fini ! Ben Ali a foutu le camp ! "

Il était plus de quatre heures du matin quand on a terminé. Je me suis levée, j’ai sauté et j’ai crié à mon tour « c’est fini, c’est fini, Ben Ali a foutu le camp! » en me jetant au cou de Mohamed. Et j’ai soudain compris ce qui venait de se passer : c’était miraculeux, je venais de vivre en direct la chute d’un dictateur.

Etait-ce la pression des « dégage » scandés par une marée humaine dans les rues de Tunis? L’aboutissement inattendu d’une révolte déclenchée par le geste désespéré d’un vendeur ambulant qui s’était immolé un mois plus tôt, excédé par les brimades policières et par la misère ? Certains ont vu un coup de l’appareil sécuritaire, d’autres la main de puissances étrangères. Qu’importe ? Le vent de la liberté a soufflé, la peur a changé de camp en Tunisie. Trois jours plus tard, j’ai subi un burn-out, contrecoup brutal et douloureux de ces années de persécution.

L’AFP a été la première agence à annoncer au monde la fin de la dictature de Ben Ali. On avait fait du bon travail.

Hamida Ben Salah, ancienne directrice du bureau de l'AFP à Tunis (AFP / Fethi Belaid)