Au procès de la démesure, 152 condamnations à mort
DACCA, 7 nov. 2013 – Cet homme vient d’apprendre qu’il va être pendu. Il fait partie des 152 anciens soldats condamnés à mort le 5 novembre à Dacca, au Bangladesh, pour leur participation à une sanglante mutinerie en 2009. Au total, 846 accusés ont comparu lors de ce gigantesque procès qui s’est également soldé par 161 condamnations à perpétuité.
Le tribunal spécial de Dacca ressemble à ces écoles typiques que l’on trouve un peu partout dans les campagnes du Bangladesh, avec sa longue structure en béton et son toit en tôle. A l’origine, le bâtiment avait été construit pour héberger une conférence islamique. Il a finalement été réquisitionné pour accueillir ce procès, le plus important depuis l’indépendance du pays en 1971. Les audiences ont duré presque trois ans et vu défiler 654 témoins.
Les 846 accusés -823 militaires et 23 civils- étaient jugés pour la mutinerie de février 2009 à Dacca et dans d’autres garnisons du pays. Furieux de leurs mauvaises conditions de vie et de la faiblesse de leur solde, des soldats des Bangladesh Rifles, un corps principalement chargé de surveiller les frontières du pays, s’étaient emparés de centaines d’armes et avaient massacré leurs officiers supérieurs. Au total, 74 personnes avaient péri par balles, à coups de hache ou brûlées vives. Leurs cadavres avaient été jetés dans les égouts ou sommairement enterrés.
En ce 5 novembre, jour du verdict, les fourgons cellulaires bondés font leur arrivée devant le tribunal au milieu d’un impressionnant dispositif de sécurité. Les détenus, menottés et les fers aux pieds, sont entassés dans la salle d’audience. Ils sont répartis en groupes et installés sur des bancs face au prétoire. Chaque groupe est séparé des autres par d’épaisses barres de fer.
Le juge, Mohammad Akhtaruzzaman, se fait attendre. Il arrive finalement avec trois heures de retard. Devant lui se trouve le jugement, qui fait plus de 4.000 pages. L’ambiance est chaotique. La salle surchauffée est pleine à craquer de procureurs, d’avocats, de proches des victimes et de journalistes, lesquels spéculent sur le nombre de condamnations à mort qui seront prononcées.
Le juge décide de ne pas lire l’intégralité du jugement et de passer directement au prononcé du verdict, ce qui lui prendra tout de même deux heures.
« Ces atrocités ont été commises avec une telle haine que même les droits des morts ont été bafoués », assène-t-il en guise d’introduction. Puis, il appelle un premier groupe d’accusés par leurs numéros de dossier et, au micro, prononce les premiers verdicts. Il a décidé de commencer par les acquittements (il y en aura 271). Les accusés innocentés explosent de joie. Bizarrement, leurs hurlements me font penser à des supporteurs de football acclamant un but de leur équipe. « Allahu Akbar ! » (« Dieu est grand ») ne cessent-ils de crier en tombant dans les bras les uns des autres.
Arrive le moment des premières condamnations. Le juge a choisi de commencer par les plus légères, puis de passer aux peines plus sévères. Chaque groupe de détenus appelé devant le magistrat se voit infliger un châtiment plus lourd que le groupe qui l’a précédé. J’assiste à une véritable escalade de peines. Dès que le juge en a fini avec un groupe, ce dernier est conduit par la police jusqu’aux fourgons cellulaires et retourne vers la prison.
Tout ceci se déroule dans le désordre le plus absolu. Le juge est constamment interrompu par les questions soulevées par les avocats et par les vociférations de leurs clients. Dans ce brouhaha et cette confusion, il est difficile pour moi de tenir le décompte précis des condamnations. J’y parviens cependant en improvisant un système d’encoches et en procédant à des vérifications systématiques auprès des procureurs qui se trouvent près de moi. Je communique par SMS avec le chef du bureau de l’AFP à Dacca.
Plus le juge avance dans le prononcé des 846 verdicts, plus l’ambiance dans la salle est tendue. Puis tombent les premières condamnations à la prison à vie. Les condamnés les accueillent avec des hurlements terribles. « Je suis innocent ! Tu affronteras la colère d’Allah ! » clame un vieil homme. « Je ne veux pas passer ma vie en prison. Pendez-moi ! Pendez-moi ! » implore un autre.
Le dernier groupe d’accusés est enfin appelé à la barre. L’heure de la sévérité maximale a sonné.
Les peines capitales commencent à pleuvoir. «Condamné à être pendu par le cou jusque mort», répète le juge à 152 reprises.
Les mains agrippées à la barre de fer devant lui, un jeune soldat supplie le juge de le laisser parler. Une minute. Une seule !
Requête rejetée, le condamné est fermement remis à sa place par les gardiens. Un cri de lamentation aussi strident qu’interminable s’échappe de sa gorge. Cet incident achève de semer le chaos dans le prétoire. Les autres condamnés à mort se mettent à hurler de colère, beaucoup fondent en larmes. La dernière peine prononcée, le juge s’éclipse en vitesse.
Que voulait ce jeune soldat qui, alors qu’il se savait sur le point d’être envoyé à la potence, insistait tant pour s’exprimer ? Implorer la clémence ? S’excuser devant la nation ? Clamer son innocence et dire qu’il avait été brutalement torturé en prison ?
Tous les condamnés pourront faire appel, une procédure qui durera longtemps. Des années s’écouleront sans doute avant que les premières pendaisons aient éventuellement lieu. Plusieurs organisations de défense des droits de l’homme ont durement critiqué le procès, trop massif selon elles pour offrir à chaque accusé de réelles possibilités de se défendre. Human Rights Watch soutient par ailleurs que de nombreux aveux ont été arrachés sous la torture, ce que le gouvernement du Bangladesh a nié.
En tant que journaliste, couvrir à cet énorme procès a bien sûr constitué pour moi une expérience hors du commun. Mais en sortant du tribunal, la complainte du jeune soldat réduit au silence résonne encore dans ma tête, comme si ce jeune homme m’avait lancé une question qui me met mal à l’aise : justice a-t-elle été faite ?
Kamrul Hasan Khan travaille pour le bureau de l'AFP à Dacca.