Etre la première Première ministre en Australie
SYDNEY, 8 oct. 2013 – Quand la travailliste Julia Gillard est devenue, il y a trois ans, la première femme Premier ministre de l’histoire de l’Australie, je suis allée arroser ça après le travail avec un groupe de femmes journalistes. Nous avons commencé à rêver. Voilà un moment dont nous nous souviendrions pour le restant de nos jours, pensions-nous. Un événement qui allait changer, à jamais, la face de l’Australie.
Dans un pays où, trop souvent, la misogynie reste obstinément ancrée dans le caractère masculin, l’arrivée au pouvoir de Julia Gillard ressemblait fort à une victoire pour les femmes, pour l’égalité des droits. Mais quelque chose clochait. Cette victoire avait un arrière-goût désagréable. Un peu comme si nous avions grimpé tout au sommet d’un arbre pour saisir une pomme, avant de nous apercevoir, en la croquant, qu’elle était vermoulue…
Julia Gillard n’avait gagné aucune élection, mais s’était retrouvée là à la suite d’un jeu de pouvoir au Parti travailliste. Et quand, peu de temps plus tard, des élections fédérales s’étaient effectivement tenues, elle avait échoué à obtenir la majorité absolue. Elle avait formé de bric et de broc un gouvernement minoritaire avec une poignée de députés verts et indépendants.
Sa légitimité n’avait pas tardé à être mise en doute, un sentiment alimenté par les commentaires venimeux dans la presse et de la part de certains politiciens à propos du fait qu’elle était une femme. Mon optimisme initial n’avait pas tardé à être chassé par la tristesse et par la frustration.
En juin 2013, presque trois ans jour pour jour après cette fameuse nuit au cours de laquelle nous avions porté des toasts à la pionnière, nous n’avons pas eu le courage de nous retrouver au pub lorsque Gillard a perdu le leadership travailliste, et par conséquent son poste de chef du gouvernement. Les médias avaient longtemps spéculé sur un tel événement: c’était pour eux une conclusion logique. Pourtant, l’impression d’avoir vécu trois années historiques demeurait.
«Une chose est sûre: être Premier ministre sera plus facile pour la prochaine femme, et pour la femme d’encore après. J'en suis fière», a lancé Julia Gillard lorsqu’elle a pris la parole pour reconnaître sa défaite.
Pour elle, diriger un pays vu par certains comme obstinément sexiste n’aura pas été une tâche facile. Gillard aura été victime d’une avalanche d’attaques d’une violence incroyable de la part de la presse. Des propos du genre : «enfermez-la dans un sac et jetez-la à la mer». Ou encore : «tabassez-la à coups de pied jusqu’à ce que mort s’en suive». Elle n’a pas tardé à devenir beaucoup plus qu’une femme politique ou qu’un leader. Elle est devenue le signal que quelque chose, dans la société australienne, ne fonctionne pas.
Est-il acceptable, dans une démocratie occidentale moderne, de manifester en brandissant des pancartes traitant le Premier ministre de sorcière et de salope? D’apostropher le chef du gouvernement en lui demandant de «revenir à la vertu»? De lire des articles sur elle rabaissant la moindre de ses actions au rang de simple futilité?
Un observateur étranger aura eu beaucoup de choses à écrire sur ce qui s’est produit Australie au cours de ces trois années: nous avons eu une mesure unique au monde imposant les paquets de cigarettes sans logo, avec le nom de la marque écrit en tout petit, malgré la féroce opposition des compagnies tabatières. Nous avons eu une taxe carbone pour les plus grands pollueurs du pays, une taxe sur les bénéfices des compagnies minières elle aussi combattue avec acharnement par les lobbies, une croissance économique et des niveaux d’emploi qui ont brillamment résisté à la crise…
Mais les Australiens ont préféré disséquer la couleur des cheveux jugée trop rousse de leur Première ministre, raconter que son compagnon «avait l’air gay», que sa voix était exaspérante ou encore que ses habituelles vestes blanches –dixit la célèbre féministe australienne Germaine Greer– lui faisaient de grosses fesses. Lorsqu’elle s’est rendue en Inde, les médias n’ont pratiquement pas consacré une ligne à sa visite officielle, préférant raconter sur des pages entières sa chute dans l’herbe quand les talons de ses chaussures se sont enfoncés dans le sol.
Julia Gillard restera surtout célèbre pour sa diatribe cinglante adressée en octobre 2012 à Tony Abbott (l’actuel Premier ministre) et à ses collègues conservateurs pour le comportement sexiste dont elle les accusait. «S’il veut savoir à quoi ressemble la misogynie dans l’Australie moderne, il n’a pas besoin d’une motion à la Chambre des représentants, il a besoin d’un miroir».
Cette phrase-culte est vite devenue virale sur internet. Elle a depuis été imprimée des milliers de fois sur des T-shirts et des tasses de café à travers toute l’Australie.
En tant qu’Australienne et en tant que femme, je me souviendrai toute ma vie de ce discours, car je pense qu’il a fait avancer les choses. En prononçant ces mots, la Première ministre s’est fait l’écho d’une situation vécue au quotidien par des millions de femmes de tous âges et de toutes origines sociales. Du jour au lendemain, Julia Gillard est devenue une icône du féminisme mondial. De nombreuses femmes politiques d’autres pays l’ont appelée pour la féliciter. Mais en Australie, elle a été diabolisée, taxée d’hypocrisie pour avoir accusé les conservateurs de misogynie alors que les paroles et l’attitude de certains députés de son propre camp ne valaient guère mieux…
Comme dans la plupart des pays, la perception que les Australiens ont des événements qui se déroulent chez eux peut être radicalement différente de la façon dont ces événements sont perçus à l’étranger. Ce qui est considéré comme positif par le monde extérieur est parfois jugé très négativement ici. On sent certains Australiens tentés de retourner à un soi-disant âge d’or d’insularité et d’éloignement du reste du monde…
Et peu d’Australiens s’intéressent à la politique. Peut-être parce que le droit de vote, obligatoire, est perçu par beaucoup comme une corvée. Et aussi parce que nous avons été chanceux depuis des décennies: nous n’avons subi aucune guerre, aucune récession économique violente. Nous n’avons aucune cause pour laquelle nous battre, ou dans laquelle croire. C’est pourquoi les différences dans le discours de nos deux principaux partis politiques sont si minuscules.
C’est aussi pourquoi le fameux «discours sur la misogynie» de Gillard est allé droit au cœur de tant de gens. Si l’on en croit la ligne officielle, l’égalité des sexes est une réalité en Australie et le féminisme est donc inutile. En réalité, les différences de salaires entre hommes et femmes sont grandes, et les discriminations liées au sexe restent un problème récurrent dans le monde du travail. Sans parler de la vie politique. Avec Gillard, nous avions une Première ministre et aussi un nombre record de femmes au gouvernement. Avec Tony Abbott, nous n’avons qu’une seule femme ministre. Et le ministre chargé des Droits des femmes n’est autre qu’Abbott lui-même. Lui qui déclarait un jour qu’il était «idiot de penser que les femmes domineront un jour le monde ou même qu’elles s’approcheront de la parité de représentation dans beaucoup de domaines tout simplement parce que leurs aptitudes, leurs compétences et leurs intérêts sont différents pour des raisons physiologiques».
Après le discours-choc de Gillard sur la misogynie, Abbott avait prédit que le gouvernement de la Première ministre était voué à «mourir de honte». Allusion directe aux propos controversés du commentateur radio Alan Jones, qui avait eu la même expression pour expliquer, quelques mois plus tôt, le décès du père de Julia Gillard, dont elle était très proche.
Au lendemain de son renversement, Gillard a comparu devant le parlement pour la dernière fois afin d’écouter les discours d’adieux des députés. L’un d’entre eux, l’indépendant Rob Oakeshott, a réussi à émouvoir l’ex-Première ministre jusqu’aux larmes et à déclencher une ovation debout dans les rangs du public et de la presse. Il a déclaré: «son père aurait été fier d’elle».
Amy Coopes est correspondante de l’AFP à Sydney.