« Welcome to Guantanamo Bay ! »
BASE AMERICAINE DE GUANTANAMO (Cuba), 26 août 2013 - «Welcome to Guantanamo Bay !» L'annonce du pilote à l'atterrissage peut faire sourire. La destination n'a décidément rien de paradisiaque. La chaleur tropicale est saisissante, certes. Mais à perte de vue, il y a ce béton, ces fils barbelés, ces baraques militaires et ces hangars accrochés aux collines arides. La prison, ou plutôt les prisons, sont de l'autre côté de la baie. Il faut attendre le ferry, puis grimper à bord, dans les odeurs de fioul, pour atteindre le côté «face au vent» (Winward) de cette enclave reculée de l'extrême est de Cuba.
Dès mon arrivée à l'aéroport, sur le seul vol commercial de la semaine, on contrôle ma «clearance» de l'armée, le sésame qui me permettra de pénétrer dans l'antre de la base navale américaine. Tout au long de mon séjour, je serai escortée partout, enfin presque partout. Le badge qu'on m'a mis autour du cou porte la mention «Escort required». Et sur cette base, où l'on trouve tout de même un McDonald’s, un supermarché de l’US Navy, un magasin de souvenirs et le bar O'Kelly's qui se targue d'être «le seul pub irlandais sur un sol communiste», je n'aurai jamais le loisir d'être seule de la semaine. Mes photos et mes vidéos seront scrupuleusement contrôlées à la fin de chaque journée, et l'équipe qui en a la charge appliquera le règlement à la lettre: pas de visage de gardiens ni de détenus, pas non plus de serrures, de mouvements d'ouverture ou de fermeture de portes dans les quartiers de détention, pas d'image qui puisse localiser la prison par rapport à la côte, pas d'installation stratégique, antenne ou poste de contrôle….
Cette fois, je suis là pour parler de la grève de la faim. J'arrive la veille des six mois du mouvement. Et même s'il n'y a plus qu'une cinquantaine de grévistes de la faim, il y en a eu jusqu'à 106 sur 166 détenus, en juin. Un journaliste de la télé norvégienne est le seul à m'accompagner dans ce séjour programmé à la minute près par les militaires. J'avais demandé deux interviews: celle du commandant de la prison, très critiqué pour ses méthodes et ses fouilles musclées, et puis celle du commandant de la base, qui vient tout juste de prendre ses fonctions. J'ai obtenu les deux, mais il a fallu partager le temps imparti avec mon collègue norvégien -qui n'avait rien demandé du tout- quinze minutes chacun, montre en main. Je comptais sur un peu plus de souplesse mais point trop n'en faut.
Une équipe de relations publiques aux petits soins
A peine débarqués du bon côté de la baie, on nous conduit à bord d’un van pour interviewer le capitaine Robert Durand, chef des relations publiques, et rencontrer son adjointe le capitaine Andi Hahn, une jeune femme en treillis qui a établi le programme. Elle vient d’arriver à ce poste qui chapeaute toute une équipe de jeunes, très jeunes engagés –entre 19 et 25 ans– déployés pour une période de 9 mois à Guantanamo.
Eux sont en charge des relations avec les médias qui viennent plus nombreux au moment des audiences devant les tribunaux militaires d’exception. J’y viens moi-même régulièrement pour l’affaire des cinq accusés du 11-Septembre, dont le très médiatique Khaled Cheikh Mohammed, qui se teint la barbe avec des jus de fruits. L’équipe des «public affairs» est toujours aux petits soins pour nous, commande des sandwichs Subway, nous conduit au pub irlandais le soir et nous ajoute une couverture quand on se gèle la nuit sous les tentes marabouts pour cause de climatisation excessive.
Mais le pendant, c’est évidemment un accès extrêmement limité ou tout simplement interdit à ceux que nous recherchons tous à approcher: les détenus. Je les avais aperçus une fois, il y a un an, lors d’une visite du camp 6 organisée en marge d’une audience. Mais ce n’est plus possible aujourd’hui, depuis que l’armée a fait une fausse note, en nous montrant le nouveau stade de foot flambant neuf construit pour les prisonniers pour un prix scandaleux, alors qu’on parle de fermer la prison qui coûte extrêmement cher aux contribuables américains… Désormais, aucun journaliste ne peut plus visiter les camps de détention quand le tribunal siège. Quant au camp 7, ce n’est jamais le moment. Ce camp, qui abrite la quinzaine de détenus «de grande valeur», incarcérés et parfois torturés dans des prisons secrètes de la CIA, est tout simplement classé top-secret. Et rares sont ceux qui savent même où il se trouve.
Alimentés de force par intubation
Le clou de cette semaine à Guantanamo, c’est la démonstration de l’alimentation forcée. Sur notre programme, qui commence chaque jour entre six et sept heures du matin, cela figure au 3e jour. Non sans avoir visité auparavant la cuisine des détenus où l’on nous fait goûter des plateaux repas, plus que décents, cuisinés halal.
La chaise, où les prisonniers sont attachés pour être nourris «de l’intérieur» comme ils préfèrent dire (plutôt que «de force»), a quelque chose de la chaise électrique que je viens de voir en visitant le musée des prisons de Huntsville, Texas, la capitale des exécutions. Elle est munie de sangles et d’entraves, de la tête aux pieds. Mais celle que l’on nous montre est en fait installée là pour les médias, dans un coin de l’hôpital des détenus, en l’absence évidemment du moindre prisonnier.
A côté, sur une petite tablette, on nous fait toucher la fine sonde en caoutchouc souple que l’on utilise pour intuber les grévistes de la faim. Les détenus préfèrent l’huile d’olive pour la faire glisser du nez jusqu’à l’estomac, et ce n’est pas douloureux du tout, tout juste inconfortable, nous affirme-t-on. Je ne suis pas sûre de vouloir essayer de toutes façons, mais quand je le leur demande, on me rétorque que ce n’est pas possible, pas prévu par le règlement. Et dans leurs nombreux témoignages via leurs avocats, les détenus parlent de souffrances atroces.
C’est ensuite un défilé d’interviews d’aides-soignants, infirmiers et gardiens, qui tous assurent, bec et ongles, que tout se déroule convenablement, que la méthode est la plus adaptée, usitée dans les hôpitaux du monde entier et conforme à la réglementation des prisons fédérales américaines. Ils concèdent parfois –non sans avoir demandé du regard l’approbation de leurs supérieurs– que les détenus se rebellent, leur crachent au visage ou leur jettent de l’urine ou des excréments.
Et puis vient le médecin en chef, qui, comme les autres ne donnera pas son nom. Lui, nous confie, sans remords, que ce ne pas une procédure qu’ils emploient de gaité de cœur, et qu’ils ont ainsi «ressuscité» plusieurs détenus. Quand je pense aux communiqués quotidiens du capitaine Durand, qui affirment que jamais un seul gréviste de la faim n’a été en danger de mort en six mois… J’ai ce qu’il me faut pour mon papier, mais Andi Hahn insiste pour que j’attende le lendemain: il y a un groupe d’infirmiers qui sont absolument formidables… Comme il faut que j’envoie la vidéo de toutes façons, et que l’internet déplorable ici ne me le permet pas, je patienterai jusqu’à cette nouvelle série d’interviews. Mais, ô déception, elles s’avèrent inutilisables, comportant seulement un discours prémâché, formaté pendant un briefing et un débriefing à huis clos.
Le soir même, nous avons rendez-vous au camp 6, celui où se trouve la grande majorité des détenus -environ 130 en temps normal, selon les estimations- mais qui a été vidé après une émeute en avril, au plus fort de la grève de la faim, quand les prisonniers ont couvert les caméras de surveillance. Depuis, les grévistes de la faim ainsi que tous ceux qui ne se plient pas au règlement sont en cellules individuelles au camp 5, réservé aux quartiers disciplinaires et leurs fameuses combinaisons orange. J’ai visité le camp 5 aussi, mais seulement un corridor vide de détenus, et l’intérieur d’une cellule inutilisée préparée pour les reporters.
Au camp 6, nous sommes attendus pour la prière de 17H00. On passe à la sécurité une heure avant. Je demande à aller aux toilettes: demande inhabituelle, on m’escorte jusqu’aux WC des gardiens. Sous le rouleau de papier, je lis une inscription «Fuck Gitmo»…
Ruban adhésif sur l'appareil photo
Amusée par cette découverte qui offusquerait sûrement mes interlocuteurs, je suis scrupuleusement scannée à l’entrée, je dois laisser tout enregistreur ou téléphone portable, avant de passer la lourde grille, que le gardien ouvre avec d’énormes clés de métal jaune. On dirait celles qu’on peut acheter au magasin de souvenirs d’Alcatraz.
Le camp 6 est construit en forme d’étoile où chaque branche est un bloc de détention formé d’un patio central sur lequel s’ouvrent une dizaine de cellules. Les gardiens les surveillent derrière une vitre sans tain, déambulant derrière un long corridor sombre, et entrant de temps à autre, derrière une grille, en portant une visière contre les crachats et projections en tous genres. C’est là que nous assisterons à la prière commune, on nous prie de garder le silence, de nous cacher quand la porte s’ouvre, les détenus ne doivent absolument pas nous voir car ils en profiteraient pour faire un coup d’éclat. On colle sur mon appareil photo une triple épaisseur de ruban adhésif pour cacher le petit capteur rouge qui clignote. Et on attend en chuchotant. Pour finalement s’entendre dire que les détenus ont décidé de prier dans la cour de promenade et qu’on ne les verra pas. Tant pis, « we’re very sorry » mais on n’y peut rien.
Mais mon collègue norvégien et moi n’avons pas l’intention d’en rester là. Nous reformulons une demande: nous sommes à la fin du ramadan, nous ne repartirons pas sans avoir vu une prière. Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour ne voir que ce qu’ils ont décidé de nous montrer. Nous avons été très «compliant», selon l’expression que l’armée aime utiliser pour les détenus, avons écouté sagement leur bonne parole. J’insiste, rappelant que je suis venue une dizaine de fois en deux ans, que je représente l’AFP, grande agence mondiale, et que ce serait tout à fait inacceptable que nous repartions sans avoir vu le moindre détenu. Je dois y revenir plusieurs fois alors que le séjour touche à sa fin, et que nos jeunes interlocuteurs font toujours la sourde oreille.
Et je finis par taper plus haut, réclamer auprès du capitaine Durand, menacer d’en parler lors de mon entretien avec le grand commandant, ou même d’en référer à mon interlocuteur du Pentagone. Puis, comme par magie, ça marche…. C’est très compliqué mais l’audience de l’AFP est telle, me dit-on, que rendez-vous est pris à quatre heures et quart du matin, le jour du départ. Et nous aurons même le privilège de rester beaucoup plus longtemps que d’habitude, peut-être une demi-heure au total, à voir les détenus portant de grandes tuniques blanches et des coiffes traditionnelles vivre dans leur espace commun, à entendre leurs incantations, jusqu’à ce que les lumières s’éteignent à nouveau. Ils repartent se coucher.
Si vous ne parvenez pas à visualiser correctement cette vidéo, cliquez ici.
Chantal Valéry est correspondante de l'AFP à Washington, spécialisée dans les affaires de sécurité et de justice.