Le photographe face au défilé de masse
PYONGYANG, 5 août 2013 – Un défilé militaire, surtout en Corée du Nord, est une affaire de précision mécanique, d’uniformité et de synchronisation parfaite. Photographier un défilé, c’est tout le contraire.
Transmettre les images prises la veille lors d’un autre événement m’a pris pratiquement toute la nuit et quand mon réveil sonne, à six heures du matin ce 27 juillet, je n’ai qu’une heure de sommeil à mon actif. C’est le moment du rassemblement dans le hall de l’hôtel Yanggakdo de Pyongyang, avec les autres reporters étrangers invités aux cinq jours de célébrations qui marquent le 60ème anniversaire de la fin de la guerre de Corée.
Chaque cou, chaque épaule est bardé d’équipement photographique ou d’enregistrement. Un bus nous emmène jusqu’à la place Kim Il-Sung où, comme chaque année, les bottes, les roues et les chenilles de la machine militaire nord-coréenne vont offrir aux yeux du monde une spectaculaire démonstration de force.
En raison du grand nombre de journalistes qui assistent au défilé, les possibilités de bouger sont restreintes. Bien se positionner au départ est capital pour pouvoir photographier l’événement dans toute sa splendeur. J’ai déjà assisté à cette parade, l’année précédente, et j’ai une petite idée de l’endroit où je veux être.
Si je me place au centre, j’aurai du mal à capturer l’ensemble de la place ainsi que les soldats et les véhicules, qui arrivent par la gauche. Il faudra aussi que j’effectue une rotation à presque 180 degrés si je veux voir le leader Kim Jong-Un saluer la foule depuis son balcon. Je cherche une position qui m’offrira une vue panoramique de la place avec la célèbre tour Juche en arrière-plan, et qui me permettra aussi de bien montrer le caractère massif de toute cette troupe en mouvement. Enfin, je dois disposer d’une vue dégagée sur le balcon des dirigeants nord-coréens sans avoir à me retourner constamment. J’espère que toutes ces conditions seront remplies en me postant à un coin de la place, sur le côté ouest.
Je sais qu’une fois en place, il me sera très difficile de me déplacer. L’équipement que j’ai emporté est adapté à cette contrainte. J’ai sur moi trois boitiers équipés l'un d’un objectif grand-angle, l'autre d'un téléobjectif de 500 mm et le dernier d'un objectif de moyenne focale, un escabeau pour pouvoir gagner de la hauteur et un trépied avec un autre petit appareil photo qui se déclenche à intervalles réguliers de façon à réaliser un «timelapse» du défilé.
L’appareil muni d’un objectif grand angle est également équipé d’un pied qui me permet de gagner encore plus de hauteur en le brandissant au-dessus de ma tête quand je suis debout sur l’escabeau, et en le déclenchant au moyen d’une télécommande sans fil. Cela m’oblige à réaliser une gestuelle pour le moins bizarre qui ne manque pas d’amuser tous ceux qui me voient, mais les résultats sont convaincants.
Un chant puissant entonné par des milliers de soldats en formation sur la place, une marche militaire tonitruante, et tous les regards se tournent vers le balcon: l’apparition du maréchal Kim Jong-Un marque le début de la parade.
Pour un photographe, c’est un véritable festival. Le défilé ressemble à une chaîne de production de figures géométriques parfaites et de couleurs primaires. Des dizaines de milliers de soldats passent devant nous au pas de l’oie. Je m’efforce de ne pas me laisser enivrer par ces scènes d’ensemble, tellement photogéniques qu’elles en sont suffocantes. Dans ces rangs de militaires, il y a aussi des dizaines de milliers de visages, qui portent la trace d’histoires individuelles uniques, et qui contrastent avec l’écrasante uniformité de la troupe en mouvement. Essayer de capturer ces visages à travers l’étroitesse d’un zoom de 500 mm alors que les soldats avancent à toute vitesse a quelque chose de déroutant.
Le photographe doit parcourir toutes ces têtes une par une, traquer le moindre détail, attendre peut-être qu’un rayon de lumière providentiel éclaire le visage du sujet et de son entourage pendant une fraction de seconde, avant que l’angle disparaisse et qu’un autre le remplace aussitôt.
Il faut aussi s’intéresser au matériel militaire, saisir cette rare occasion de photographier les missiles et les blindés de cette armée drapée de mystère que le monde entier observe avec attention. Sans oublier les portraits, les symboles communistes et les statues qui se dressent un peu partout et témoignent de la façon dont ce pays est dirigé.
Ayant assisté à cette même parade un an plus tôt, je sais vaguement à quoi m’attendre : soldats, puis véhicules, puis avions, puis missiles, puis drapeaux… Cela me permet de garder un peu la tête froide au milieu de cet assaut d’images et de couleurs.
Puis vient le bouquet : Kim Jong-Un salue depuis son balcon pendant que des milliers d’hommes et de femmes brandissant des bouquets de fleurs envahissent la place et que les spectateurs l’acclament en chantant et en applaudissant.
Le défilé est indéniablement spectaculaire. Mais, comme lors de chacun des événements qui jalonnent mon voyage en Corée du Nord, les occasions les plus précieuses surviennent toujours en dehors, à la fin. Quand la parade se termine, que les médias plient bagage et que les militaires quittent eux aussi la place après avoir défilé sans discontinuer sous un soleil de plomb. Il existe alors une toute petite fenêtre, de quelques minutes à peine, au cours de laquelle nous pouvons saisir un peu de ce qui se passe derrière l’impeccable façade qui nous a été présentée, avant que les guides officiels qui nous escortent partout nous obligent à retourner dans le bus des journalistes.
Les Nord-Coréens tombent la veste et se mettent à parler entre eux. Sans hésiter, j’abandonne tout mon équipement derrière moi et, muni d’un seul boîtier et d’un objectif de 50 mm, je me lance dans une chasse désespérée à l’image tandis que mon guide me crie qu’il est l’heure de partir.
Je me prépare à transmettre des dizaines d’images du défilé. Mais je sais que je n’aurais l’impression d’avoir vraiment fait mon travail que si je parviens à prendre au moins une photo qui sorte du cadre du spectacle lourdement chorégraphié qu’on nous a donné à voir.
Je veux que cette image raconte quelque chose, et surtout qu’elle soit spontanée.
Je ne suis pas sûr d’y avoir réussi.
Mais je suis plus intéressé par ce couple qui se tient par la main que par les missiles balistiques intercontinentaux.
Ed Jones est reporter photographe au bureau de l'AFP à Pékin. Il s'est rendu fin juillet en Corée du Nord avec deux autres journalistes de l'agence pour couvrir les festivités marquant le 60ème anniversaire de la fin de la guerre de Corée.