(AFP / Thomas Coex)

« Qu’est-ce qui te prend de me poser cette question? »

CARACAS, 17 avril 2012 - « Qu’est-ce qui te prend de me poser cettequestion ? Vraiment, je n’arrive pas à croire que ce problème t’intéresseplus que la faim dans le monde par exemple. Je parie qu’on t’a forcée à medemander ça. C’est affligeant ».

L’homme quiprononce ces mots s’appelle Hugo Chávez et c’est à moi qu’il s’adresse. Je suisassise depuis des heures au premier rang de la salle de presse du palaisprésidentiel de Miraflores. Je sens la caméra de la télévision officiellebraquée sur moi en gros plan. Malgré la climatisation poussée à fond, mes mainscommencent à transpirer.

C’est monpremier face à face avec le chef de l’Etat depuis mon arrivée à Caracas. Noschemins se sont déjà croisés et nous nous sommes parlé à plusieurs reprisesdans le passé, mais c’était toujours dans d’autres pays. Cette fois, Chávez estsur son territoire. Il a tout le temps devant lui et il contrôle la situation àla perfection. L’homme impose le respect. On dirait un professeur, assisderrière une table qui surplombe légèrement le parterre de journalistes. Il estentouré de cartes, de livres, de stylos et de notes sur des feuilles de papiervolantes. Ma question, qui a l’air de le mettre en colère, est en fait ni plusni moins que celle qu’il voulait qu’on lui pose ce jour-là. Celle en prévisionde laquelle il a convoqué un important groupe de journalistes étrangers. Ilmettra une heure et demie à y répondre. La conférence de presse durera plus dequatre heures. En ajoutant les trois heures d’attente, nous passerons au totalsept heures dans le palais présidentiel ce jour-là. Une éternité pour unementalité européenne. Une durée tout à fait normale selon les paramètresvénézuéliens. Bienvenue dans la patrie d’Hugo Chávez.

(AFP / Thomas Coex)

Politiquement,le Venezuela est coupé en deux. Une coupure douloureuse. Un abîme sépare depuisdes années deux camps qui ne s’écoutent pas, ne se regardent pas : ceuxqui sont pour le président et ceux qui sont contre lui. Chávez, au pouvoirdepuis 1999, a favorisé ce clivage. Mais pour ce qui est de semer la haine etla discorde, ses adversaires n’ont pas été en reste. Sous les yeux du mondeentier, ils ont usé de méthodes peu démocratiques, dont une tentative ratée decoup d’Etat en 2002. La presse est un acteur de plus dans ce pays écartelé,ainsi qu’une des armes de guerre politique les plus utilisées. La rigueur, lamesure dans les opinions, le respect de la vie privée, l’enquête sérieuse et larecherche de sources fiables sont des qualités qu’on trouve rarement chezelle.De nos jours, lejournalisme factuel et objectif n’existe presque pas au Venezuela, m’a dità plusieurs reprises le ministre de la Communication et de l’Information,Andrés Izarra. Les médias sont partieprenante de la bataille idéologique».

Les médiasinternationaux qui cherchent à faire un travail sérieux doivent cheminerpéniblement à travers un terrain inondé d’intérêts politiques, truffé depièges, de manipulations habiles, de pressions désagréables, et dans lequell’accès à l’information est difficile. Chávez entretient avec la presseétrangère une relation d’amour-haine. Il a besoin de nous, mais son mépris ànotre égard s’est accru de jour en jour.

«J’espère ne pas t’avoir incommodée»,m’a dit ce jour-là le président, tout sourire, après la conférence de presse,une fois les caméras éteintes. Son geste voulait dire: c’est tombé surtoi, mais ça aurait pu tout aussi bien tomber sur quelqu’un d’autre. Une minuteplus tard, il se mettait à parler de tout et de rien, chantait une chansontraditionnelle vénézuélienne, racontait une blague, adressait des complimentsappuyés aux femmes… Ainsi est Chávez: séducteur, puissant, habile,charismatique, grand communicateur, avec une haute estime de lui-même et trèshabitué à être respecté par les autres. Un monstre politique.

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Nous sommesdébut 2008. A cette époque, approcher le président vénézuélien au cours d’unacte public pour lui poser une question est encore quelque chose derelativement facile. La porte du palais présidentiel s’est déjà fermée pour denombreux médias privés vénézuéliens, qui ne sont plus invités à la plupart desactivités du gouvernement. Mais Chávez continue à bavarder avec lescorrespondants étrangers, à organiser des rencontres avec eux et à les inviterà suivre ses déplacements à travers le pays.

Mais au fildes années, il a semblé se lasser des questions embarrassantes. Il est devenuplus hermétique, réduisant au maximum les conférences de presse et les voyagesavec la presse internationale.

« Tu esvénézuélienne, tu connais bien la constitution? Je ne crois pas. Taquestion prouve que tu ignores tout un tas de choses. Cette question est sansfondement. On dirait que tu vis sur la lune et que tu ignores tout de ce qui sepasse ici (…) Maintenant ne viens pas me dire que je suis en train de temanquer de respect. Vous autres, vous vous prêtez au mensonge et à lamanipulation pour tromper les peuples (…) Tu n’es même pas en train de prendredes notes! Pourquoi ? J’ai l’impression que ce que je dis net’intéresse pas !» Ainsi répondait un Chávez fatigué et d’humeur massacranteà une journaliste vénézuélienne qui évoquait la baisse du soutien populaire àson gouvernement après les législatives de 2010.

Le cancer quia été diagnostiqué au président vénézuélien en 2011 n’a fait que renforcer labarrière de protection qui l’entoure. Paradoxalement, Hugo Chávez est un deschefs d’Etat les plus communicatifs du monde. Il est omniprésent dans lapresse. Sur son agenda figure un nombre impressionnant d’apparitions publiques.Mais pour nous, journalistes, les occasions d’accéder directement à lui sontégales à zéro. Chávez est le « téléprésident ». Nous sommes devenus lestéléjournalistes. Des êtres collés à l’écran à toute heure du jour et de lanuit pour écouter le chef de l’Etat, qui à n’importe quel moment peutsurprendre, lâcher une déclaration politique importante, annoncer un accordinternational ou une nationalisation. Ses interventions durent deux heures,trois heures, et jusqu’à huit ou neuf heures chaque jour si des élections sonten vue. Souvent, en fin de journée, nous ressentons un mauvais arrière-goût defrustration professionnelle face à ce système, qui nous réduit au rôle desimples reproducteurs des intarissables paroles du président.

En 2012,Chávez est pratiquement la seule source d’information du gouvernementvénézuélien. Et ce pour n’importe quel sujet. Obtenir une donnée officielle, undémenti ou une réaction à une question d’actualité de la part d’un ministre oud’un haut fonctionnaire est une tâche difficile.

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Parallèlement,le travail des agences internationales est observé à la loupe. En l’espace dequelques heures, la même dépêche peut-être critiquée par un média vénézuélien àtendance antigouvernementale, et être lue de bout en bout à la télévisiond’Etat pour prouver que la presse étrangère fait campagne contre la révolutionbolivarienne. Le pire des scénarios – je ne parle pas ici d’une possibilitéthéorique, mais de quelque chose qui arrive vraiment – est que Chávez enpersonne décortique en direct à la télévision une information que nous venonsd’envoyer. « Agence France-Presse. Voyons-voir ce que dit ce média àpropos du Venezuela », lance le chef de l’Etat en se plongeant dans ladépêche avec un air grave. De l’autre côté de l’écran, dans le bureau de l’AFP,le silence est sépulcral. Tout le monde a l’estomac noué jusqu’à ce quefinalement, le président change de sujet.

Depuis desannées, la vie des journalistes étrangers se déroule au rythme qu’imprimeChávez. Le problème, c’est que ce rythme est toujours improvisé et secret. Dansle vocabulaire du gouvernement vénézuélien, le mot « agenda » est unerareté. Il est courant de se lever le matin sans avoir la moindre idée ce quiva se passer dans la journée : que fera Chávez, où ira-t-il, quelleannonce fera-t-il, quand parlera-t-il, qui lui rendra visite, partira-t-ilsoudainement en visite à l’étranger... On finit par s’habituer à cette façon detravailler. Nous avons traversé le pays pour assister à des actes politiquesauxquels Chávez ne s’est jamais rendu. Nous avons passé des weekendsinterminables au bureau en attendant des annonces importantes qui n’ont jamaiseu lieu. Nous avons envoyé hors du Venezuela des reporters pour couvrir dessommets auxquels il n’a jamais assisté.

« Ne teplains pas. Moi, il m’est arrivé de redescendre de l’avion après minuit alors queles réacteurs étaient presque déjà en marche parce que le patron a finalementdécidé qu’il ne voyageait pas », m’a raconté un proche collaborateur duprésident.

Le Venezuelagénère tant de curiosité et son président des réactions si contrastées qu’inévitablement,au bout de quelques mois dans le pays, la question obligée de toutinterlocuteur devient : « mais toi, qu’est-ce que tu penses d’HugoChávez ? » Au cours des quatre dernières années, j’ai été trop defois confrontée à cette question, sans jamais comprendre pourquoi mon opinionimportait tant. Il est vrai que le leader de la révolution bolivarienne,souvent ridiculisé, réduit à des clichés, admiré et parfois même idéalisé nelaisse personne indifférent, surtout ses propres compatriotes. Mais au bureaude l’AFP à Caracas, composé majoritairement de Vénézuéliens, le défi quotidienest de bien ouvrir les yeux et de travailler sans jamais laisser transparaîtrela moindre opinion ou sentiment sur la personne et sur la gestion d’HugoChávez.

De toutefaçon, définir le président vénézuélien est un exercice ardu, une tentativevaine. Dans les nombreux portraits de Chávez que j’ai écrits pour l’Agence, laliste des adjectifs était toujours interminable. Provocateur, exclusif,populiste, populaire, méfiant, increvable, autoritaire, sentimental, solitaire,implacable avec ses adversaires, doté d’un grand flair politique, charmeur deserpents, amoureux du pouvoir, déterminé à occuper la place qu’il souhaite dansl’histoire, drogué de travail, drôle, insomniaque, pratiquant un mélangecomplexe de socialisme et de militarisme… L’énumération pourrait se poursuivreà l’infini mais elle restera toujours incomplète, s’agissant de décrire unhomme qui fait beaucoup parler de lui mais que peu de gens connaissentvraiment.

« Chaquejour, Hugo Chávez s’approche un peu plus du mythe. Plus il s’expose dans la viepublique, plus son intimité paraît lointaine et protégée. En définitive, quiest Hugo Chávez » se demandent aussi Cristina Marcano et AlbertoBarrera à la fin de leur livre Chávez sinuniforme (Chávez sans uniforme,non traduit en français), à mon avis la meilleure biographie du présidentvénézuélien.

Cetteattirante complexité de Chávez, son poids politique dans la région et au-delàgrâce à ses relations stratégiques avec la Russie, la Chine ou l’Iran, font quele bureau de Caracas pèse un certain poids au sein de l’AFP. Ces facteursexigent aussi de nous une responsabilité et une lucidité accrues dans notretravail.

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L’avenirpolitique et personnel du président sont incertains et font que les projecteurssont à nouveau braqués sur le Venezuela, à quelques mois des électionsprésidentielles d’octobre 2012. Chávez reste très populaire, mais trouvera faceà lui une opposition unie et renforcée. En tant que journaliste, j’ai du mal àimaginer aujourd’hui ce que serait le Venezuela sans Chávez, pierre angulairede la révolution bolivarienne, locomotive de son parti et qui fait l’objetd’une adhésion sentimentale presque mystique de la part de milliers de Vénézuéliens.Toutes les possibilités sont ouvertes, et les dés ne sont pas encore jetés.Même les adversaires les plus acharnés du président rappellent que sous-estimerle chef de l’Etat a été, dans le passé, leur erreur fondamentale.

Beatriz Lecumberri, 37 ans, est originaire de Pampelune, enEspagne. Entrée au service espagnol de l’AFP en 1998, elle a été correspondanteà Rio de Janeiro pendant plus de trois ans avant d’enchaîner les missions auMoyen-Orient. Elle a obtenu en 2002 la troisième place du prix Bayeux descorrespondants de guerre pour un reportage à Naplouse pendant une offensivemilitaire israélienne en Cisjordanie. Elle a aussi couvert en 2003 l’invasionaméricaine en Irak. Fin 2007, elle est nommée directrice du bureau de l’AFP àCaracas, poste qu’elle a occupé jusqu’enoctobre 2011.