A Bangui, le 9 février, un homme fait un geste indiquant qu'il est à la recherche de musulmans à attaquer (AFP / Issouf Sanogo)

Mauvaise loi des séries à Bangui

BANGUI, 20 mars 2014 - En Centrafrique, les journalistes s’affrontent quotidiennement au chaos ambiant, même s’ils ne sont pas les premières victimes des violences extrêmes imposées aux populations locales. Voici comment notre équipe de l’AFP à Bangui a dû, en janvier, passer à travers les dangers pour faire son travail…

24 janvier 2014- Le téléphone résonne dans la nuit. C’est le numéro de Pacôme, notre vidéaste pigiste centrafricain. Au bout du fil, des cris, des voix mais pas celle de Pacôme. Je rappelle : son téléphone est coupé. Issoufou le photographe, Bienvenu notre chauffeur et fixeur n’ont pas plus de succès. Pacôme a de graves  ennuis. La nuit est tombée sur Bangui et avec elle le couvre-feu.Impossible de circuler.

Quand je l’appelle, Bienvenu parle à peine, il murmure, lui qui, d’habitude, explose de vie. Il m’expliquera, le lendemain : « Je parle très bas pour que personne n’entende que la maison est habitée, ça dissuade les assaillants ». Dans « Bangui la coquette », ainsi surnommée pendant la colonisation française , tout le monde, semble-t-il, peut être attaqué, à tout moment, jour et nuit, en janvier 2014. A part les assaillants, et encore.

Un homme blessé à coups de machette pendant un pillage est évacué à Bangui, le 24 janvier 2014 (AFP / Issouf Sanogo)

Le service vidéo de Londres, qui gère la région Afrique,  m’appelle vers minuit : Pacôme a réussi à leur envoyer un mail, de chez un voisin. Il s’est fait attaquer dans sa maison, il est blessé au bras. Depuis ce mail, il est de nouveau injoignable. La chaude nuit centrafricaine s’étire très lentement.

Au matin, Bienvenu nous emmène dans la maison de Pacôme. Petite maison en bord de ruelle, sans défense, vulnérable. Les cinq braqueurs ont voulu le faire mettre à genoux, bras sur la nuque, il a refusé, il a pris un coup de crosse d’AK 47 au bras, blessure légère. Ils lui ont volé sa moto, son ordinateur qui lui sert à transmettre les vidéos à Londres, son portable, et une grosse somme d’argent, 600.000 FCFA (environ 1000 euros). Mais pas sa caméra, cachée sous le lit.

Un homme suspecté de pillage est arrêté par la Misca à Bangui, le 1er février 2014 (AFP / Issouf Sanogo)

Nous décidons qu’il doit quitter sa maison car les assaillants ont dit qu’ils reviendraient. Sa jeune compagne et leur fille de deux ans iront dans la belle-famille. En attendant, Pacôme vient dormir à l’hôtel avec nous. Mais, avant, il vide toute la petite maison. Pacôme, qui virevolte dans la violence extrême de Bangui depuis des semaines, avait déjà l’intention, avant l’attaque, d’aller faire un break au Cameroun voisin où vivent sa mère et son grand frère. Raison de plus pour qu’il y aille. Il partira dès qu’il accrochera un vol, pour Douala, cinq jours plus tard.

Bangui est livré aux meurtres, aux pillages. Les civils musulmans, assimilés aux combattants musulmans ex-Séléka qui avaient pris le pouvoir et commis de graves exactions, sont traqués par les milices anti-balaka venues de la brousse, mais aussi par des voyous : une machette, une pétoire bricolée suffisent aux assassins, parfois un marteau, une pelle. Pas de police, une totale impunité, les assassins se lâchent, le petit peuple, miséreux, s’active à sa survie, mais en profite aussi quand il s’agit d’aller piller, grappiller ce qu’il reste d’une maison, d’une boutique d’un musulman. Les maisons sont «désossées», « décoiffées » de leurs tôles ondulées rouillées.

La force française Sangaris, la force africaine Misca, sont incapables d’enrayer ce mouvement de guérilla urbaine qui submerge la capitale centrafricaine : pourtant, en temps de paix, Bangui la coquette aux vifs flamboyants et aux rues de latérite ressemblerait plutôt à une grande préfecture alanguie au bord du lent Oubangui, au cœur du continent.

Cadavre d'un homme lynché sur le bord d'une route au nord de Bangui, le 7 février 2014 (AFP / Issouf Sanogo)

26 janvier - Mais la loi des (mauvaises) séries se poursuit pour l’équipe AFP. Deux jours après, dimanche matin vers sept heures, Bienvenu m’appelle, je sens à sa voix qu’il ne téléphone pas pour savoir s’il passe, comme d’autres jours, au Café de l’Europe tenu par un Libanais pour nous apporter des croissants. Parti de chez lui pour nous rejoindre, il vient de se faire tirer dessus, une balle dans la portière gauche du véhicule, de son côté. Au niveau du thorax, mais la balle n’a pas traversé toute la portière. Il nous rejoint et nous constatons que la balle a été bloquée par la plaque métallique qui, à l’intérieur, fait partie du dispositif de levage électrique de la vitre. Bienvenu garde le sourire quand nous le prenons en photo, au volant de sa voiture.

Puis nous partons en reportage, comme tous les jours, en maraude dans les rues chaotiques de Bangui, vers les points névralgiques d’affrontements. Il ne nous semble pas que le véhicule a été visé parce qu’il affiche un logo « PRESSE » sur le haut de son pare-brise. Bienvenu a pris cette balle sur l’avenue Miskine, totalement désertée en raison des affrontements quotidiens entre des Séléka qui ne veulent pas abandonner un immeuble de trois étages, et qui sont harcelés par les anti-balaka, qui de jour en jour, gagnent du terrain mais n’arrivent pas à les déloger. Un tireur a voulu faire un carton sur l’une des très rares voitures à passer.

Bienvenu, le fixeur de l'AFP, au volant de sa voiture atteinte par une balle à Bangui (AFP)

Ce jour-là, je dis à Bienvenu de rentrer plus tôt, vers 16 heures (le couvre-feu est à 18 heures) car, même s’il ne se plaint pas, nous le sentons un peu secoué. Il en profitera pour aller faire réparer le mécanisme électrique de la vitre car, dit-il, « je ne veux pas laisser la voiture, vitre baissée, ça attire les voleurs ». Il ne le sait pas encore, mais sa précaution s’avérera, ce même jour, bien inutile ! Il nous quitte, en route vers l’Acte 3 de notre série noire.

Son appel téléphonique vers 18h rompt le concert des grenouilles et le ballet de tenaces moustiques : « Les anti-balaka m’ont volé la voiture : ils disent que je ne travaille pas pour la presse, que quatre d’entre eux viennent d’être tués par des Séléka qui circulaient à bord d’un véhicule siglé Presse ». Ah bon, les anti-balaka ne s’en prennent plus qu’aux seuls musulmans…  Et je pense aussitôt à nos quatre gilets pare-balles et casques dans le coffre de la voiture… Si les balakas s’en servent pour attaquer les musulmans…

Un réfugié dans un hangar de l'aéroport de Bangui, le 30 janvier 2014 (AFP / Issouf Sanogo)

Une longue série d’appels téléphoniques commence dans le soir : Bienvenu, qui connaît des balakas depuis qu’il sillonne Bangui, arrive à établir un ou deux contacts, qui en donnent d’autres. J’appelle un sergent anti-balaka, qui se dédouane : « c’est pas nous, ce sont des petits civils. Je fais tout pour vous la rendre dès que je la localise… mais c’est la nuit, maintenant ». J’en conclus qu’il a servi dans l’armée centrafricaine, dont pas mal d’éléments ont rejoint les anti-balaka. Personne ne circule en raison du couvre-feu. Je rebondis d’appel en appel jusqu’à celui qui se présente comme le coordinateur politique du mouvement. Il m’affirme que nous aurons la voiture au matin. 

Nous ne l’avons toujours pas à huit heures. Nous l’avons localisée, elle est dans un camp, en face de l’école de police. Bienvenu attend devant. Je rappelle le coordinateur, je sors l’artillerie lourde : si nous ne récupérons pas notre outil de travail, et nos gilets dans une heure, Sangaris viendra la chercher. Nous récupérons la voiture dans l’heure. Avec les gilets, casques, et même le téléphone portable de Bienvenu. Manquent ses lunettes de soleil, mais, bon, ce doit être la commission des braqueurs. J’ai connu çà en Somalie : quand nous réussissions à récupérer notre matériel (souvent photographique) après une longue entremise de clan à clan, il fallait donner une indemnité aux voleurs qui s’étaient quand même donné de la peine pour nous voler…

Armes blanches saisies par les soldats français aux 'anti-balaka' à Bangui, le 7 février 2014 (AFP / Issouf Sanogo)

Nos ennuis cessent ensuite. Légère alerte quand même un autre matin, autre appel de Bienvenu : « Mon quartier est bouclé par la Misca, ils ne veulent pas me laisser passer, ils veulent que le chef vienne, ce sont des Congolais de Kinshasa ! ».  « Passe moi le chef ! ». « Non, il ne veut pas te prendre au téléphone, il veut que tu viennes ! » Je comprends : Kinshasa, je connais, et je connais aussi ce chef congolais, le capitaine Jacques, nous l’avons rencontré deux jours auparavant. Il  veut me voir car, dès le petit matin, il doit avoir « très soif », et ne refuserait sans doute pas une bonne bière. Je ne bougerai pas et conseille à Bienvenu de patienter un peu. Ce qu’il fait, avant de réussir à nous rejoindre dans la demi-heure… Et nous repartons sillonner Bangui.

Des femmes pleurent deux de leurs proches, tués dans des affrontements à Bangui le 9 février 2014 (AFP / Issouf Sanogo)

Jean-Pierre Campagne est journaliste au desk Afrique de l'AFP à Paris.