Marchands d’otages en Syrie
Des éléments de l’Armée syrienne libre, considérée comme un groupe rebelle modéré, ont en fait vendu des otages aux jihadistes. La valeur des Occidentaux fait vaciller bien des convictions. Récit.
PARIS, 25 juin 2015 - Pierre Piccinin da Prata se décrit comme un historien et un politologue, mais il fait un travail de reporter de guerre, avec une quinzaine de voyages en Syrie derrière lui. Le chercheur belge est surtout un rescapé qui a bien failli ne jamais rentrer. En 2013, il a été trahi par un groupe rebelle qui l'a livré à des preneurs d'otages jihadistes. « Même en étant sur le terrain tous les deux mois, je n’ai pas bien appréhendé la situation », reconnaît-il.
L’Armée syrienne libre (ASL) représentait l’espoir d’une rébellion modérée face aux groupes islamistes. Elle apparaît aujourd’hui sous son vrai jour : un mouvement disparate et déstructuré. Le trouble jeu que certaines de ses composantes entretiennent avec des bandes radicales peut être fatal aux étrangers. Journalistes, chercheurs, humanitaires... Ils pensaient trouver une protection. Ils ont été livrés aux factions jihadistes, comme Pierre Piccinin.
Celui-ci fait son huitième voyage avec les soldats de l’ASL, en avril 2013. Domenico Quirico, un journaliste du quotidien italien La Stampa, l’accompagne. Sur la route d’al-Qousseir, à l’ouest du pays, leur voiture tombe en panne. Transférés dans un autre véhicule du convoi, ils perdent de vue le commandant affecté à leur protection sans s’inquiéter outre mesure. « Je ne me suis pas posé de questions; j’avais une confiance aveugle en l’ASL », raconte Piccinin.
Arrivés à destination, les deux hommes se retrouvent dans une brigade inconnue. Le Belge rappelle son contact haut placé, pour savoir ce qu’il se passe. Celui-ci le rassure : « C’est l’ASL, tu peux rester avec eux. » Le lendemain, les Européens décident de partir par leurs propres moyens. Les soldats les saluent, « en ricanant ». À la sortie de la ville, la route est barrée. « Au lieu de faire marche arrière, notre chauffeur coupe le moteur. Quatre ou cinq mecs foncent alors sur nous en tirant des rafales de kalachnikov. Ils répètent “Police Bachar, Police Bachar”...»
Piccinin et Quirico sont traînés vers le pick-up des ravisseurs. Le Belge aperçoit un des chauffeurs de la première voiture, censé les protéger, aidant les hommes en armes à transférer les sacs : « A posteriori, je me suis dit : c’est clair, on s’est fait avoir. Mais sur le moment, je pensais avoir été repris par le régime ».
« Chaque faction est maître de son quartier »
Les deux Européens le découvrent bientôt, ils sont en fait retenus par un groupe jihadiste : la brigade Abou Omar, « une bande de paumés se livrant à des activités de banditisme sous couvert d’islamisme.» Piccinin et Quirico sont ensuite vendus aux combattants d’al-Farouq. 151 jours de captivité plus tard, les négociations avec les services secrets italiens conduisent à leur libération.
« L’Armée syrienne libre c’est un logo, un simple label. Ça n’a jamais existé », concède Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste des mouvements jihadistes. Il déplore l’absence d’une « véritable structure hiérarchique », au sein de l’opposition. À ce jour, plus de 1.500 groupes armés, dont les noms évoluent sans cesse, sont actifs en Syrie. « Chaque faction est maître de son quartier. L’ASL c’est juste un nom pour les différencier des jihadistes », estime le journaliste.
Théo Padnos a vécu la même mésaventure en 2012. « Je pensais que c’était une vraie armée, que je pouvais avancer avec eux », raconte le reporter américain qui a passé presque deux ans aux mains du Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaïda. Depuis Antakya, en Turquie, il suit trois Syriens qui disent approvisionner l’ASL en matériel.
Ils doivent l’emmener à Idlib, au nord-ouest, mais juste après le passage de la frontière, Théo Padnos est pris en otage. « Ils connaissaient leur cible. Et ils ont appliqué leur programme », estime-t-il. Soudain, les trois Syriens se dévoilent : ils déclarent appartenir à la brigade al-Tanzeem, liée à al-Qaïda. Une fois aux mains des jihadistes, l’Américain tente de s’échapper à plusieurs reprises. Mais des soldats de l’ASL, à qui il demande de l’aide, le livrent à ses ravisseurs.
Pour Romain Caillet, chercheur à l’Institut du Proche-Orient, spécialiste des questions islamistes, la situation n’est pas surprenante. « Les geôles de l’organisation Etat islamique et de Jabhat al-Nosra sont remplies de gens qui devaient, en théorie, être protégés par l’ASL », note-t-il, avant de confirmer : « L’ASL ne dispose d’aucune structure. Elle n’a ni commandement unifié, ni stratégie cohérente ». Pour le spécialiste, cela ne fait aucun doute, les distinctions entre les groupes sont poreuses, l’ASL se retrouve « infiltrée de toutes parts, par le régime et par les jihadistes ».
« Ils vendraient leurs mères pour un paquet de Marlboro »
Le chercheur juge que de nombreuses prises d’otages pourraient être évitées si les candidats à un séjour en Syrie savaient à quoi s’en tenir. Il confirme l’analyse de Wassim Nasr : « Je vais vous dire ce que personne ne veut entendre : les rebelles tels qu’on les conçoit [modérés, unifiés, ndlr] n’existent pas. »
À mesure que le conflit se complexifie, la valeur marchande des otages fait vaciller bien des convictions. Romain Caillet raconte une anecdote qui en dit long à ce sujet. Un jihadiste français rencontré au cours d’un voyage lance, à propos des soldats de l’ASL : « Ils vendraient leurs mères pour un paquet de Marlboro, alors imaginez quand il s’agit d’un Occidental… »
Les deux humanitaires italiennes Greta Ramelli et Vanessa Marzullo, retenues par al-Nosra durant plus de quatre mois et libérées en janvier 2015, pourraient en témoigner. Elles auraient, elles aussi, été vendues par les rebelles. « Elles ont été invitées par une coordination locale de l’ASL et vendues à Al-Nosra, explique Romain Caillet. » Les jeunes Italiennes, favorables à l’Armée syrienne libre, devaient développer un projet dans les domaines de la santé et de l'eau. Trois jours après leur arrivée dans la région d’Alep, elles étaient portées disparues.
Dans une vidéo publiée le 2 septembre 2014, un militant de l'organisation Etat islamique (EI) agite un couteau devant la caméra avant de décapiter le journaliste américain Steven Sotloff (AFP / Site Intelligence Group / HO)
En avril 2015, Pierre Piccinin da Prata, le chercheur belge, est retourné en Syrie. Côté kurde, cette fois, sur la ligne de front avec l’organisation Etat islamique. Protégé par les Unités de protection du peuple (YPG), il se sent plus en sécurité : « Je sais que si on se retrouve face à des soldats de l’Etat islamique [EI], les Kurdes ne vont pas déposer les armes, contrairement à l’ASL. Car ils ne s’en sortiraient pas eux-mêmes ».
Repérages depuis la frontière turco-syrienne
Une semaine après la mise en scène de la décapitation du journaliste américain Steven Sotloff, par l’organisation Etat islamique, en septembre 2014, le porte-parole de la famille détaillait sur la chaîne CNN les conditions de son enlèvement. Ce dernier, Barak Barfi, affirme qu’un groupe rebelle modéré a vendu la position géographique de Sotloff à l’EI, quand il passait la frontière turco-syrienne. « Quelqu’un [...] a passé un coup de téléphone à l’EI, et ils ont installé un faux checkpoint. » Le porte-parole avance une fourchette de 25.000 à 50.000 dollars versés par les jihadistes en échange de l’information.
Il n’est pas rare que les journalistes soient repérés à la frontière turque, comme Théo Padnos, Didier François et Edouard Elias... Mais dans le cas de Steven Sotloff, une certaine imprudence a joué. Ben Taub, un journaliste américain alors basé en Turquie, au poste frontière de Kilis, raconte dans un article paru dans le Daily Beast que l’identité du fixeur de Sotloff était connue en amont, dévoilée malgré lui par un photographe canadien inexpérimenté.
« Parfois les drames surviennent à cause d’une simple bêtise humaine », conclut Wassim Nasr.
David Thomson, journaliste à RFI et auteur du livre Les Français jihadistes, rappelle que pour une organisation comme l’Etat islamique, « la valeur d’un otage n’est pas que pécuniaire. Elle est aussi symbolique et médiatique ». Surtout dans le cas des Américains. « Le fait que les pays anglo-saxons ne paient pas de rançons n’a pas fait baisser le nombre d’enlèvements de leurs ressortissants », constate-t-il. Et ils ne sont pas près de diminuer, tant les otages occidentaux sont devenus, en Syrie, un business à part entière.
Le dossier « Otages », dont fait partie cet article, a été réalisé par des étudiants en journalisme de l'Institut français de presse dans le cadre d'un partenariat avec l'AFP.
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