11 février 1990 : Mandela est libre !
JOHANNESBURG, 6 déc. 2013 – Ce 11 février 1990, nous prenons place dès six heures du matin devant la prison de Pollsmoor, dans la banlieue du Cap. Je suis arrivé en Afrique du Sud depuis le Zimbabwe, pays dont je suis originaire. Je me positionne sur un tas de gravier. Je ne bougerai plus d’un pouce, je m'abstiendrai même d'aller aux toilettes, jusqu’à ce que se produise, dix heures plus tard, l'incroyable événement pour lequel nous sommes tous venus ici: les premiers pas d'homme libre de Nelson Mandela, après plus de 27 ans de captivité dans les geôles de l'apartheid.
Les photographes ont l'habitude d'attendre. Cela fait partie du métier. Pendant ces longues heures d'ennui devant la prison, je n’arrête pas de penser à ce film de 1955, « Le prisonnier d’Alcatraz », qui raconte l’histoire d’un condamné ayant passé la quasi-totalité de sa vie adulte dans des pénitenciers fédéraux aux Etats-Unis, la plupart du temps à l’isolement.
Et tout-à-coup, le voilà! En chair et en os. Cet homme remarquable, intelligent, considéré comme un terroriste par quelques uns, comme l’incarnation de la force morale qui vaincra l’apartheid par presque tout le monde. Le voilà! Tout droit sorti de l’obscurité de son cachot pour apporter au peuple l’espoir. Un gigantesque espoir. Des milliers de gens sont venus l'acclamer. Des Noirs, des « gens de couleur », des Blancs aussi.
C’est la frénésie pour les photographes. La foule est en transe. Chacun veut absolument toucher Mandela, lui serrer la main. Quelqu’un commence à courir et soudain, c’est le chaos. Mandela est engouffré dans une voiture. Je le photographie à travers la fenêtre pendant que le véhicule démarre. Puis, je me précipite au Cap pour envoyer mes images.
Je me souviens de son sourire. Cet étrange sourire. J’ai l’impression que Mandela hypnotise la foule, mais que c'est aussi la foule qui l’hypnotise, lui. Il connaît forcément l’étendue de sa popularité et il a prévu, peu après sa libération, de prononcer un discours sur une place du Cap. Mais j'imagine que le triomphe qui lui a été réservé dès ses premiers pas d'homme libre l'a surpris. Il ne devait s'attendre à être accueilli que par les journalistes. Pas par une marée humaine de cette ampleur.
Pour moi, c’est un moment incroyable. Longtemps je m’étais dit que jamais, jamais de mon vivant, je ne verrais cela. J’étais persuadé que Mandela mourrait en prison. L’apartheid était une horreur. Je l’avais vécu depuis mon plus jeune âge: chez moi, dans la Rhodésie devenue plus tard le Zimbabwe, il existait aussi.
Et le voilà pour de vrai ! L’homme dont nous avions tous tant entendu parler est là, marchant librement, juste en face de moi, la main dans la main avec son épouse Winnie. Il porte un costume gris. Je le trouve un peu plus vieux que ce à quoi je m’attendais.
Et toujours ce sourire… Il n’est pas seulement lumineux. Il est électrique.
Ni moi, ni les autres photographes n’avons bougé pendant dix heures. Certains sont perchés sur des échelles, car personne n’a songé à installer une estrade pour les photographes et les caméras de télévision devant la prison. Chacun meurt d’envie d’aller aux toilettes, mais personne n’a osé de peur de louper le moment crucial. Les médias ont accouru du monde entier, mais à cette époque les téléphones portables et les antennes satellite n’existent pas encore.
C’est la première fois que je viens en Afrique du Sud. Je ne suis entré dans le pays que dix jours plus tôt. Avant cela, je n’avais jamais été autorisé à me rendre ici. Je suis surpris d’entendre les présentateurs afrikaners de la télévision sud-africaine raconter les événements de façon très pro-Mandela. Cela me paraît si ironique, si bizarre…
Quand l’AFP m’avait appelé chez moi, à Harare, pour me demander de venir couvrir la libération de Mandela, j’avais répondu que je n’avais aucune chance de décrocher un visa. Mais par acquit de conscience, j'étais quand même allé à l’ambassade sud-africaine pour remplir les formulaires.
Au final, j’ai non seulement obtenu ce visa, mais j’ai même fini par m’installer définitivement en Afrique du Sud.
Alexander Joe est photojournaliste à l'AFP Johannesburg.