A Madrid, une parenthèse de joie
Madrid - Pour l'Andalou que je suis la neige est toujours synonyme d’exotisme et de douceur. Mais à Madrid, j’ai aussi découvert sous le magnifique manteau blanc, la douleur... et la résilience. Obéissant à une sorte d’incrédulité toute hispanique, peu s’étaient préparés à “la tempête de neige du siècle”, annoncée pourtant depuis des jours par les services météorologiques nationaux pour la capitale espagnole.
A commencer par les autorités locales, sidérées et débordées par les plus fortes chutes neiges enregistrées depuis sept décennies.
Tout avait démarré comme un conte de Noël après l’heure, le jeudi 7 janvier, au-lendemain de la fête des rois mages si importante en Espagne. Une célébration un peu grise cette année, sans ses traditionnelles parades de mages qui font trépigner de joie les enfants, interdites pour cause de pandémie. Quand j’ai vu les premiers flocons tomber, mon premier réflexe a été de me précipiter au Retiro, l’emblématique parc situé dans le centre de la ville. Je ne voulais en aucun cas rater la vue de cette neige fraîche et poudreuse sur ses magnoliers.
En fin d’après-midi, les Madrilènes ont profité d’une brève accalmie pour faire comme moi: je les ai vus y parcourir émerveillés les jardins, faire les photos de rigueur, avec une affection toute particulière pour le Palais de Cristal, une structure de verre et de métal datant du XIXème siècle, désormais recouverte d’une fine couche de poudre blanche lui conférant un halo magique.
Puis les chutes de neige ont repris vendredi matin à partir de 11h00, recouvrant trottoirs et voitures, sans pour autant freiner le rythme de la capitale. Vers 19h00, circuler devenait cependant compliqué en voiture. Mission impossible pour trouver un taxi.
J’ai eu alors l’impulsion de relire le livre d’Esther, vingt-et-unième livre de la Bible hébraïque, un des volumes historiques de l’Ancien testament dans la tradition chrétienne. Le récit raconte comment la jeune reine juive et son oncle Mardochée transforment ce qui devait être un jour tragique d’extermination du peuple juif et de deuil en un triomphe, et même un jour de fête. Un récit où le sort change soudainement, contenant, c’était mon intuition, toute la dualité de cette parenthèse de joie au milieu de cette crise incroyable du coronavirus dont nous ne savons pas quand nous pourrons sortir.
Après 22h00 vendredi 8 janvier, Madrid était comme ensorcelée par la neige. La Porte d’Alcala, symbole de la ville, attirait les couples et groupes qui s’y prenaient en photo et s’amusaient de voir certains habitants déjà armés de batons de ski. J’ai vu des familles vénézuéliennes organiser des appels vidéos avec les proches restés au pays pour leur montrer en direct “la nieve!”, ce spectacle si insolite pour elles. L'allégresse régnait dans le centre de Madrid.
Non loin de là, la statue de la déesse Cybèle, face à la mairie, d’habitude lieu de rendez-vous des aficionados du Real Madrid pour y fêter la victoire, avait elle aussi sa couronne blanche.
En remontant vers la Gran Via, un groupe avait improvisé une bataille rangée de boules de neige, rejoint par des dizaines d’inconnus. Un homme avait chaussé ses skis et dans le quartier d’Hortaleza un autre se promenait sur un traineau tiré par ses cinq chiens.
Soudain, tout était oublié. La pandémie, la Mort qui avait martyrisé Madrid pendant ses mois de printemps, emportant des milliers d'êtres chers. Le temps était comme suspendu. C’était l’heure des rires, de la surprise et même de la fête.
(AFP/ Jaime Alekos)
Les flocons ont continué à tomber sans discontinuer, toute la nuit. Samedi matin, le chaos était déjà évident. Les principaux axes que sont la Castellana, Serrano, Velazquez ou le Paseo du Prado, étaient recouverts d’un demi-mètre de neige. L’aéroport fermé. Les images de la nuit montraient aussi des centaines de conducteurs bloqués dans leurs véhicules. Des milliers d’arbres gisaient à terre après avoir croulé sous le poids de la neige, arrachés parfois à la racine.
Dans les supermarchés encore ouverts -- beaucoup sont restés fermés tant les communications étaient difficiles -- la panique a gagné les acheteurs: il fallait vite faire des provisions, beaucoup de provisions, pour se préparer à toute éventualité. Des rayonnages se sont vidés, comme en mars, juste avant le grand confinement, l’un des plus stricts d’Europe.
Mais les Madrilènes avaient décidé qu’ils continueraient à s’accorder un répit, le temps d’un week-end. La vue restait d’une beauté à couper le souffle, une collection d’estampes de paysages urbains autrement anodins devenus sublimes, certains semblant déambuler dans le même état d’émerveillement qui devait habiter Aureliano Buendía, le protagoniste de Cent ans de solitude, quand son père lui a fait découvrir la glace. Dans la rue, les bonhommes blancs font florès.
Face au Congrès des Députés, en plein coeur du Madrid historique, les deux lions de bronze qui gardent son entrée, sont aveuglés par la neige. Un groupe de jeunes s’affaire autour d’une immense boule de neige pour la faire rouler, comme un Sisyphe moderne, qu’il faut imaginer heureux, en suivant les recommandations toujours pertinentes d’Albert Camus.
La jouissance collective atteint son paroxysme dimanche, sous un soleil radieux. Peu importe la présence des camions verts de l'Unité militaire de secours, parfaitement inhabituelle: les Madrilènes envahissent l’artère centrale qui traverse la ville du nord au sud, la Castellana, où se risquent de très rares voitures. Certains en profitent même pour cultiver leur talent, comme cet artiste anonyme qui a laissé un éphémère buste féminin en plein milieu de l’avenue.
Après la neige, le gel. Une historique vague de froid s’abat sur la capitale espagnole, située sur un plateau à plus de 600 mètres d’altitude. Moins 10°C dans la nuit, un record de froid depuis cinquante ans. Le thermomètre est descendu jusqu’à - 25 °C ailleurs en Espagne !
La joyeuse poudreuse s’est transformée en tapis de redoutable glace sur les trottoirs et rues de la ville. Lundi et mardi plus de 2.000 personnes ont été admises aux urgences pour des traumatismes et autres fractures, alors que les hôpitaux devaient déjà faire face au début de la troisième vague de Covid-19, dans un pays où la pandémie a coûté plus de 50.000 vies.
Des milliers de foyers ont été privés d’eau et de courant, comme à la Cañada Real, l’un des plus grands bidonvilles d’Europe, en périphérie de la capitale, au point de nécessiter une aide humanitaire.
La circulation de voitures et piétons a presque cessé, ne reprenant que très progressivement au fil de la semaine. Et pendant que les politiques continuaient à s’écharper autour des responsabilités de ce désordre, employés municipaux et voisins armés de pelles, balais, râteaux et chasse-neiges tentaient de nettoyer la ville.
La neige gelée impossible à déloger, de vraies petites montagnes de gravats, me faisait désormais penser... à un champ de ruines. Une impression encore renforcée par les milliers de branches d’arbres jonchant les trottoirs et les centaines de sacs poubelle à l’abandon, les services municipaux n’ayant pu passer.
C’est alors qu’affleurent à nouveau dans la mémoire les images de cette ville esseulée et fantasmagorique du confinement. Avec une petite différence: le souvenir d’une beauté éphémère.
“C’est un peu comme avec la pandémie. Les gens ne peuvent plus sortir, ni rien faire”, constatait, mardi, Abel Vacas, un homme de 40 ans armé d’une pelle, en tentant de dégager la neige sur le pas de la porte de la papeterie où travaillait sa femme.
Après la brève frénésie de consommation de Noël, les petits commerces étaient une fois encore durement touchés cette semaine, peu ayant pu ouvrir. Mais si il y a bien une chose qui caractérise le petit commerçant de Madrid c’est sa résilience et son stoïcisme si castillans. Dans le quartier de Prosperidad -'la Prospe', como disent les Madrilènes -- Emiliano de Diego, vendeur vétéran de vins et liqueurs, m’a raconté comment, pendant le confinement, il avait ouvert “tous les jours”. Et la neige ne viendra pas à bout de sa force de caractère. “C’est à la vie ou à la mort. Depuis l’enfance je sais que c’est au prix du sacrifice, du sang et du feu. Et sinon, rien n’est possible”.
Récit: Alvaro Villalobos à Madrid. Traduction et édition: Michaëla Cancela-Kieffer à Paris