Dernier voyage avec Trump

Washington D.C. -  Il ne lui restait plus que 180 minutes. Le président de la première puissance mondiale Donald J. Trump a gravi les marches de la passerelle d’accès à Air Force One, dont l’élégante silhouette s’imposait dans l’aube glacée de ce 20 janvier.

C’était un voyage comme aucun autre: vers la chaleur de la Floride, à bord d’un luxueux Boeing 747 doté d’une cuisine cinq étoiles et d’une technologie permettant de déclencher une guerre nucléaire, si nécessaire. Cette fois, en aller simple: de Washington D.C. à Palm Beach, vers un avenir  incertain, voire désagréable.

(AFP / Alex Edelman)

Sur la base de aérienne d’Andrews, où le rutilant long courrier présidentiel l’attendait, Donald Trump a bien eu les honneurs militaires: 21 coups de canon, le tapis rouge, les accords de la fanfare militaire. En marchant dans ses pas pour ce dernier voyage à bord d’Air Force One, je me disais que bientôt tout ce décorum, dont l’avion est le symbole suprême, disparaîtrait. Et je m’interrogeais: comment se sentait-il ? 

(AFP / Mandel Ngan)

Trump a toujours projeté l’image de l’homme le plus sûr de lui au monde. Et pourtant il était là, à quelques mètres de moi, quittant Washington en disgrâce. Cette cérémonie militaire n’était qu’un cache-misère, tout comme son dernier discours face à quelques centaines de supporters, bien moins nombreux que prévu.  “Belle vie à vous, on se verra bientôt”, a-t-il déclaré, sans vraiment convaincre.

Le milliardaire américain quittait la présidence des Etats-Unis sur une défaite, après un seul mandat, abandonné par ses alliés les plus précieux et visé par une nouvelle mise en accusation, une première dans l’histoire des présidents américains, accusé d’avoir encouragé ses supporters à prendre d’assaut le Congrès. Son taux de popularité, à 34%, atteignait aussi un minimum historique, autre triste record qu’il voulait sans doute oublier. 

(AFP / Mandel Ngan)
Dernier voyage de Donald et Melania Trump à bord de Marine One (AFP / Mandel Ngan)

Sans doute le pire des châtiments pour un type habitué à ironiser sur les “losers”.   Ses dernières heures comme 45e président des Etats-Unis il les a donc vécues dans cet avion, et non avec le tout-Washington pour la prise de fonction de son adversaire, le démocrate Joe Biden qu’il a choisi de bouder, un fait inédit depuis 150 ans.

Il fallait vite partir en Floride. Et la raison de cet empressement était simple. Trump voulait effectuer l'ensemble du voyage à bord des moyens de transport régaliens: l’hélicoptère de Marine One entre la Maison Blanche et la base d’Andrews, le Boeing d’Air Force One jusqu’en Floride et enfin la limousine officielle pour rejoindre sa résidence de luxe de Mar-a-Lago, à Palm Beach. Il fallait être présidentiel jusqu’au bout et le tout avant midi, car comme Cendrillon, les attributs du pouvoir se déroberaient à lui à l’heure exacte de la prestation de serment de Joe Biden.

 

J’avais un espoir: que durant les deux heures de vol, il vienne à l’arrière de l’appareil, où sont réservés les quelques sièges pour la presse présidentielle et discute avec nous comme il l’avait souvent fait par le passé. Des minutes volées d’échanges informels où je comptais lui demander quels étaient ses sentiments. Découragé ? Rongé par le remords ? Nostalgique, animé par un désir de vengeance ? Utiliserait-il le temps du vol pour une salve d’appels enragés à ses amis de plus en plus rares? Ou en profiterait-il pour prendre de la hauteur et méditer sur la fin d’une étape… Je savais que pour ma part, c’est ce que je ferais.

 

Test positif 

Pour Trump, c’était le dernier vol de sa présidence. Pour moi, le premier voyage depuis que j’avais contracté la maladie de Covid-19. Oui, j’ai commencé l’année 2021 par un test positif au Covid: je devais réaliser un reportage sur Joe Biden dans l'Etat du Delaware, à Rehoboth Beach, et j’avais dû faire un test à la demande de son équipe. Je suis rentré immédiatement chez moi et me suis réfugié dans mon “basement”, un entresol aménagé comme on en a souvent aux Etats-Unis, le mien donnant sur un petit jardin à l’arrière de la maison. Je me sentais bien, au point de douter du résultat : peut-être un faux positif? 

Mais 24 heures plus tard, le virus a gagné du terrain. J’étais alors à peine doué de raison. Puis deux jours plus tard, ma santé s’est améliorée. J’ai cependant dû rester en quarantaine encore dix jours, trépignant de ne pouvoir être sur le terrain quand une foule de supporters de Trump en colère a envahi le Capitole, le 6 janvier.

(AFP / Roberto Schmidt)

J’avais déjà couvert des révoltes et soulèvements, en Russie, dans les pays de l’ex Union soviétique, ou encore au Brésil; j’avais déjà vu des parlements envahis, voire, dans le Caucase, des insurrections et la guerre. J’ai dû écrire des centaines d’articles sur des tyrans, des autocrates corrompus, des chefs de guerre en colère, la violence policière, des policiers mutins, des assassins, des agitateurs populistes et autres déclinaisons sur le thème de la république bananière. 

Et là ? Un événement s’inscrivant dans cette lignée se produisait à quelques kilomètres à peine de chez moi et j’en étais réduit à m’occuper de la mangeoire à oiseaux!

 

Green zone  

(AFP / Alex Edelman)

Air Force One a décollé en trombe, comme une voiture de truands après un braquage de banque. C’est toujours comme ça. C’est sans doute l’une des sensations les plus agréables lorsque l’on voyage à bord de l’avion présidentiel. Pas d’attente en piste, derrière une longue file d’appareils prêts à s’envoler. D’ailleurs on ne doit pas souffrir non plus les annonces de cabine sur la ceinture de sécurité. On peut même rester debout, au risque quand même d’être projeté… contre la porte des toilettes à l'arrière. Pendant que les faubourgs de Washington se faisaient de plus en plus petits, il m’a semblé que la tornade des dernières semaines aussi s’apaisait...

Je m'étais levé à 3h00 du matin pour rejoindre la base aérienne d’Andrews, et j’avais découvert une capitale américaine transformée en camp retranché, avec la sensation de traverser une frontière internationale sous haute tension.

(AFP / Eric Baradat)
(AFP / Roberto Schmidt)

A l’aube, mon Uber m’avait déposé à l’entrée de la “zone verte”, puis j’avais marché dans les rues de la “zone rouge”, où les patrouilles étaient visibles. J’ai enfin franchi les portes du saint des saints, la Maison Blanche, à 5h30, après avoir passé encore un autre filtre. Durant ce court périple, j’ai croisé des hommes en tenue de camouflage, d’autres vêtus de noir, armés également, et enfin des civils, eux aussi armés. Tout le monde semblait porter des armes, à l’exception du petit groupe de journalistes qui étaient du rendez-vous.

Désormais j’avais pris place à l’arrière d’Air Force One dans un fauteuil large et confortable. Du café et un petit déjeuner délicieux typique du sud, “Southern style steak, oeufs et polenta”,  m’attendaient… enfin, à moins que le président n’ait décidé de venir nous parler ! Je me suis détendu… il prendrait bien un petit déjeuner lui aussi… Je m’amusais de cet envol après ma quatorzaine dans un entresol, à récupérer, comme un prisonnier, les plateaux de vivres laissés par mes proches sur le pas de la porte. Mais qui sait, peut-être le contraste n’était-il pas si étrange ? 

 

Les basements  

Après-tout, l’année 2020 pourrait être racontée comme une somme d’histoires d’entresols. Trump par exemple avait été évacué de toute urgence dans le bunker de la Maison Blanche, le 29 mai, au plus fort des manifestations contre les violences policières visant les Afro-Américains, lorsque les émeutes avaient gagné Lafayette Square, à quelques encablures de la Maison Blanche.

Manifestation à Lafayette Park à Washington D.C., le 5 juin 2020 (AFP / Roberto Schmidt)

Trump n’était pas vraiment en danger, mais la décision prise par le Secret service, sa garde rapprochée, témoignait d’une situation de plus en plus hors de contrôle et du manque de contact du président avec les réalités du pays. Le 6 janvier au Congrès, des parlementaires, leurs assistants et des journalistes avaient aussi dû être évacués vers les tunnels du Capitole après l’irruption d’une foule en colère. Là, le danger semblait bien réel. 

2020 c’est aussi l’entresol de Joe Biden, le plus réputé de tous. Son “basement”, est devenu un état-major de campagne confinée. Les Républicains y voyaient la preuve d’une candidature promise à l’échec. Ils assuraient que Joe Biden, “l’homme caché”, avait peur d’affronter Trump. Que son staff le gardait sous cloche pour éviter qu’il ne trébuche -- ses gaffes sont légendaires. Insistant sur l’âge de l’ancien viceprésident de Barack Obama, 78 ans, ils se moquaient de son manque d’énergie. “Pendant que je parcours le pays, Joe dort dans son entresol”, s’esclaffait Trump.

(AFP / David J. Phillip)

Mais l’histoire de la cave de Biden s’est terminée autrement. Il se dégageait de ses prises de parole depuis son “basement”, une ambiance familiale, cosy, sans doute apaisante en ces temps si troublés. Les livres, les photographies, le drapeau américain que l’on devinait derrière lui, évoquaient un homme bien. Les problèmes techniques qui faisaient rire ses opposants le rapprochaient des Américains, épuisés par les conférences Zoom et les problèmes de wifi saturé. Au final, le gars de l’entresol a raflé la mise en ramenant à la réalité le milliardaire propriétaire de gratte-ciels.

 

Le voyage  

Trump n’est jamais venu nous parler. Un des rares assistants encore avec lui nous a expliqué qu’il s’était enfermé avec sa famille pendant tout le voyage. Je ne saurais donc pas s’il se sentait découragé ou gagné par les questionnements philosophiques.

(AFP / Alex Edelman)

Mais le saurais-je jamais ? Trouver la Vérité sur cet homme singulier a toujours été un défi. Et pas uniquement sur les quelque 30.000 déclarations fausses ou trompeuses qui lui sont attribuées par l’équipe, épuisée, des fact-checkers du Washington Post. Aussi parce que Donald Trump est de ces personnes si ouvertes en apparence qu’elles sont impossible à percer. 

En tant que correspondant à la Maison Blanche, j’avais été surpris d’observer qu’il était exactement comme l’homme que j’avais découvert sur les écrans. Trump, une bête de scène, chaotique, aimant la vantardise, l’intimidation et souvent, avouons-le, divertissante, était identique dans des contextes plus intimes. Le Trump haranguant des foules de milliers de supporters en délire, n’avait rien de différent de l’homme qui s’entretenait régulièrement avec une dizaine de reporters dans le bureau ovale de la Maison Blanche.

Comment expliquer cependant que cet homme si expressif n’ai jamais exprimé le moindre doute ou regret ou une quelconque forme d’introspection. Comment savoir ce qu’il ressentait dans son for intérieur ? Était-il sincère, comme il le semblait ou juste comme un acteur habité par son rôle au point d’y être enfermé ? Je ne le saurais sans doute jamais.

 

Le collector 

L’avion s’est posé à West Palm Beach à 10h54  du matin, puis le cortège présidentiel -- une trentaine de voitures transportant la garde rapprochée du chef de l’Etat - sécurité, service médical, spécialistes des communications, officier transportant la valise nucléaire etc -- s’est ébranlé vers Mar-a-Lago.

(AFP / Alex Edelman)

La taille du cortège était toujours aussi impressionnante. Mais nous sentions déjà le changement de règne s’opérer. Avant de descendre, j’ai pris soin de ne pas oublier deux boîtes de M&Ms customisées avec l’écusson de la Maison Blanche et la signature de Donald Trump. J’en prend à chaque fois, c’est un cadeau sympathique. Désormais c’est un collector. 

Je me suis interrogé: quelqu’un en voudra ? Donald Trump ne va pas s’en aller. Il restera présent dans le paysage politique américain. Il pourrait même resusciter, à la faveur d’une nouvelle campagne présidentielle en 2024. Mais son destin pourrait aussi être à l'opposé. Il pourrait s’enfoncer misérablement dans un méandre de poursuites judiciaires et de problèmes liés à ses affaires. Le pire pour un homme ayant un égo aussi démesuré serait, finalement, de devenir un  has-been

En nous approchant de Mar-a-Lago, une foule un peu plus fournie l’attendait le long de la route pour lui mettre du baume au cœur. Ces fans sont sa base, celle de personnes qui ont cru à ses mensonges sur un complot orchestré par Joe Biden, si grand que la moitié du pays serait impliquée, pour lui “voler” la présidentielle, mais si sophistiqué qu’aucune preuve n’a pu être retrouvée.  “We love you!”, scandaient-ils au passage du cortège, qui a ralenti pour le plus grand des plaisirs du président. 

A Washington, Biden a prêté serment à 11h48.  Trump a rejoint sa résidence, 17 minutes plus tôt, profitant presque jusqu’au dernier instant de ses privilèges de président. 

(AFP / Saul Loeb)

En effet, à 11h48 tapantes, le carrosse n’était plus que citrouille. Air Force One reviendrait à vide pour se mettre à disposition de son nouveau locataire. L’accès aux codes de la bombe nucléaire, lui étaient réservés. Trump, n’était plus qu’un citoyen ordinaire. Et nous, la petite suite de journalistes couvrant la Maison Blanche, n’avions plus qu’à nous débrouiller pour rentrer chez nous, privés comme lui de tout transport officiel.

(POOL/ AFP / Andrew Harnik)
(AFP / Jim Watson)
(AFP / Patrick T. Fallon)

 

J’ai couvert deux ans de mandat Trump. Certains de mes confrères avaient eux couvert tout le mandat, quatre ans. C’était fini et nous étions en état de choc à cette idée. 

 

(AFP / Jim Watson)

Parfois, il nous avait semblé que le règne de Donald serait sans fin. Ce n’est pas une remarque positive, ou négative, mais juste factuelle: par moments, l’ensemble des médias, du pays, et même du monde semblaient embarqués dans les psychodrames de Trump, sans trouver aucune autre réalité dans laquelle se réfugier. Mais là c’était vraiment fini.

Il ne nous restait plus qu’à trouver un bon vieux taxi pour l’aéroport, attendre patiemment à l’embarquement, écouter les messages de sécurité et attendre que l’avion ait le feu vert pour décoller. Pas de coups d’œil non plus vers l’avant de l’appareil pour voir apparaître Donald Trump. Mais une nouvelle aventure était au rendez-vous, un nouveau périple pour moi, et l’Amérique. Et il me tardait de connaître la suite.

Sebastian Smith, on January 20, 2021 (AFP/ Alex Edelman)

Récit de Sebastian Smith à Washingon D.C. Traduction et édition Michaëla Cancela-Kieffer à Paris

Sebastian Smith