Les trésors cachés des années argentiques
L’AFP a dans ses entrailles des archives dignes d’un musée : plaques de verre, négatifs, anciennes planches bardées de commentaires à la plume… six millions de clichés argentiques, 15 millions de documents numériques. On y trouve de vrais regards d’auteur sur des décennies d’actualité. Une sélection des années argentiques, de 1944 à 1998, revit désormais hors les murs à travers trois expositions et bientôt chez les collectionneurs qui pourront acquérir des tirages uniques lors d’une première vente aux enchères, le 3 octobre. Voici le récit de la découverte de ces trésors cachés.
C’est l’histoire d’un puits sans fond. Il se trouve dans un sous-sol de la Place de la Bourse à Paris. Pour s’y rendre, Il faut se couvrir, il y fait 18°C, hiver comme été. Dans un univers d’armoires carrousel métalliques, de boîtes grises ou noires bien rangées, sont entreposés des négatifs, des plaques en verre, des diapositives, des ektas, des planches contact.
Des retrouvailles, des victoires, des pavés, des baisers volés, des baignades d’enfants en goguette, le fracas des armes, le souffle des canons, des roulements de tambour, un air de clarinette à Broadway.
Ces fenêtres sur notre humanité remontent jusqu’au début du siècle, et particulièrement à 1944, date fondatrice de l’Agence France-Presse, héritière de l’agence Havas. Elles ont été rapportées par des photographes souvent restés anonymes. Beaucoup dorment encore, non numérisées, dans leur boîte. Car si ces boîtes sont bien organisées par thèmes, années, organisations, personnalités... ce qu’elles contiennent n’est encore que partiellement inventorié.
Pour l’équipe de documentalistes photo qui en ont la garde, elles ressemblent donc à s’y méprendre à des coffres aux trésors, recelant mille pépites à tirer le l’oubli, comme cette incroyable image de Salvador Dali au zoo de Vincennes, aussi surréaliste que le grand peintre espagnol, ou le baiser d’une parisienne à De Gaulle après la Libération.
L’équipe veille à leur conservation et a entrepris depuis le début des années 2000 une tâche de numérisation sans fin. “Avant les outils n’existaient pas”, explique Marie Wolfrom, cheffe de la documentation multimédia. Et face à l’ampleur de la tâche il a fallu trouver des aides extérieures.
“Nous avons obtenu en 2013 une subvention du ministère de la Culture pour co-financer la numérisation de toutes les planches photo argentiques et réaliser une sorte de catalogue numérique de nos photos des années 1930 à 1977”. Ce travail s’est achevé fin 2020.
Comme l’AFP est une agence de presse, c’est la plupart du temps l’actualité qui structure ce travail de numérisation: un anniversaire, un événement historique à remettre en contexte, un portrait à préparer et voilà la recherche dans les boîtes lancée. “Par exemple quand l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon a été annoncée, nous nous sommes replongés dans toutes nos collections pour numériser de nouvelles photos qui avaient pu être oubliées”.
Stéphanie Roger, adjointe du service documentation en charge de la photo explique la suite : “On commence à peine à mesurer tout ce que nos archives contiennent! Trouver la photo et la numériser prend une heure ou deux. Mais ensuite la rendre pertinente peut prendre énormément de temps, car les photos les plus anciennes ne sont pas légendées. Pour les Accords de Paris par exemple, je n’ai pas pris beaucoup de temps à les légender, l’info était partout. Mais j’ai face à moi une photo des 24 Heures du Mans de 1951, et je ne sais pas qui est le pilote”. Parfois les recherches sont semblables à celles des fact-checkers: croiser des images pour identifier des lieux, croiser les sources.
C’est en allant à la pêche aux images sur la vie quotidienne des années 1940 à Paris, que la documentaliste Cécile Cadel a découvert l’un des grands trésors cachés de l’agence. “J’ai eu envie de travailler sur un fonds qui traite les années 1944 à 1950, les toutes premières photos prises par les photographes de l’AFP en tant que tels. Il n’avait jamais été trop exploité parce qu’il était rébarbatif: il fallait décrypter des fiches cartonnées, écrites à la plume, dans une écriture assez illisible”.
“Je me suis mise à regarder tout ce qu’il y avait dans les boîtes de négatifs. Et c’est comme ça que je suis tombée sur les photos de la libération de Paris, et beaucoup de photos de l’immédiat après-guerre. Toute la reprise de la vie après la guerre!”
Parmi ses découvertes, les images d’Eric Schwab, un grand photographe ayant travaillé à l’AFP de 1944 à 1950, l’un des premiers à découvrir l’horreur nazie au moment de la libération des camps, avant de capturer dans son objectif New York, ses habitants, ses cabarets et ses jazzmen.
Cecile Cadel a découvert des centaines de photos de Schwab, dont 400 ont été numérisées depuis. En fouillant encore, elle a débusqué un “tapuscrit” où il explique sa démarche: remonter la grande avenue de Broadway et explorer la ville de quartier en quartier. Puis, “j’ai fait un énorme travail de recherche pour identifier les lieux, c’était tout un voyage”.
A l’époque, on ne gaspillait pas les films et la photo était celle d’une agence d’information au quotidien: on attendait du photographe qu’il prenne sa photo et file transmettre, rien de plus. Mais il y a dans les archives de vrais auteurs, avec un regard, un art du cadrage, de la composition, de la lumière, comme Eric Schwab.
“Il a une démarche particulière. On sent l’âme du photographe, son envie de découvrir la ville, son émerveillement. Cela faisait peu de temps qu’il était aux Etats-Unis, et cela transparaît dans les photos”.
“Dans ce fonds il y a d’autres photos extraordinaires, qui rappellent Doisneau, ou Willy Ronis”, s’émerveille-t-elle.
“Les archives, c’est l’intérieur du moteur”, résume Christophe Calais, journaliste au service photo, qui a exploré pendant des semaines l’ensemble du stock déjà numérisé, année par année, pas moins de 3.000 images rien que pour 1944 et de plus en plus ensuite… des centaines de milliers en 1998.
“L’espérance de vie d’une photo dans un quotidien c’est 24h00, dans un hebdo huit jours mais après ça reste dans les archives. C’est comme du vin, ça va mûrir, vieillir, et avec le temps, le document d’information peut se muer en document d’histoire”.
“Sachant que chaque image a déjà une raison d’être là, je me suis laissé porter dans cette exploration juste par la dimension photographique: les cadres, les compositions, les lumières. J’y ai trouvé beaucoup de photos qui sont en écho à des grandes images de l’histoire du photojournalisme, des images qui font référence aujourd’hui, au travail de classiques comme Robert Capa et Henri Cartier-Bresson jusqu’aux plus modernes”, explique cet ancien rédacteur en chef de l’agence Magnum.
Après ces semaines d’exploration Christophe Calais, Marielle Eudes, la directrice photo et le rédacteur en chef photo Stéphane Arnaud, ont choisi ensemble une sélection des 200 clichés, qui seront vendus aux enchères le 3 octobre, une vente dont le produit servira à approfondir encore l’exploration et la préservation de ce patrimoine.
“La difficulté était de porter un regard nouveau sur des photos que l'ont connaissait déjà pour la plupart et de déterminer parmi elles celles qui sorties de leur contexte d'actualité, toucherait un public de collectionneurs et au-delà”, explique Stéphane Arnaud.
Mais avant d’en arriver là, un minutieux travail de restauration a été mené. “A l’époque les photographes développaient dans des conditions de news pas possibles, y compris au fin fond de la brousse. La priorité était de vite transmettre pour alimenter la grande machine de l’information”, pas la préservation, explique Christophe Calais. Certains négatifs sont rayés, d’autres griffonnés.
Heureusement, l’agence dispose d’un labo photo maison, une expertise pointue et précieuse, “qui peut faire revivre ces photos et donner des qualités d’images dignes des plus grandes galeries”, confie Marielle Eudes.
Les documents -- négatifs, diapos, duplis, belins, planches, tirages de l'époque -- passent par les mains de l’équipe de Philippe Driss, experts de l’image, maîtres es contrastes et températures de couleurs. Dans son labo, pas de “retouches”, c’est la règle d’or des agences de presse. “On repique”, autrement dit, après numérisation, on agrandit à l’extrême un vieux négatif pour bien voir tous ses détails et dégradations et le mettre en conformité “avec sa réalité de l’époque, sa lumière, son ambiance, ses contrastes”.
“Certains négatifs ont des champignons, des rayures, des poussières incrustées dans la gélatine”, explique-t-il. Avant, quand le labo avait des carrelages et les laborantins des blouses blanches, cela se réparait “avec un petit pinceau, du gris film et de l'affaiblisseur”. Désormais, le même travail est fait de manière numérique, mais on ne transforme rien, on révèle.
Dans la sélection mise aux enchères, on trouve des images culte, des moments d'actualité emblématiques, des scoops, des faits divers, des scènes de la vie quotidienne et des célébrités. Elle s’arrête en 1998, année de la généralisation des boîtiers numériques à l’agence.
“C’est un patrimoine qu’il faut faire vivre. Et c’est un patrimoine qui ne peut vivre que dans une extrême qualité sur les marchés premiums, de galeristes et de collectionneurs. La photo intéresse de plus en plus les collectionneurs. Les montrer par ce biais va aussi donner à voir au grand public la grande qualité et la richesse de la production photo de l’AFP”, résume Marielle Eudes.
Trois expositions accompagnent à Paris cette vente aux enchères, à la galerie Fisheye, la Maison We Are et la Galerie 75Faubourg, jusqu’au 3 octobre 2021.
La vente aux enchères se déroulera chez we are_ dimanche 3 octobre à 14h30 (73, rue du Faubourg Saint-Honoré – 75008 Paris) et en ligne sur digard.com (pour l’Europe) et artsy.net (hors Europe).