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Les frigos vides du Liban

Au Liban de nombreux ménages se retrouvent aujourd'hui avec des réfrigérateurs quasiment vides, preuve criante de l'effondrement économique qui a plongé des segments entiers de la population dans la précarité. La monnaie nationale dégringole. Près de 45% des Libanais vivent sous le seuil de la pauvreté.  Mais ce ne sont ce ne sont que des chiffres froids et cette réalité est peu palpable dans la rue. Les Libanais sont fiers, ils cachent ce qui ne va pas, parfois même leur maladie, c’est dans notre culture.

 

Tripoli, le 17 juin 2020 (AFP / Ibrahim Chalhoub)

Beaucoup souffrent en silence. Ils n’en parlent pas, mais vivent au jour le jour. Parfois ils mangent, parfois pas. Avec Mario Goldman, le rédacteur en chef photo régional, nous nous demandions comment nous pouvions donner à voir cette crise.

"La cuisine, c'est l'âme de chaque maison, c'est là que se trouvent les aliments, la vie donc. Et le frigo, c'est le coeur.L'idée de faire un travail autour de ce lieu avait surgi pendant la guerre en Syrie, pendant les bombardements par le régime de la Ghouta, ces terres cultivées qui entourent Damas tenues par l'opposition.  

Comme il n'y avait plus d'électricité, les gens se servaient de leurs frigos comme placards. Finalement, nous n'avons pas pu réaliser ce projet, mais l'idée a ressurgi pour raconter en images la crise libanaise", explique Mario Goldman.

 

Beyrouth, le 17 juin 2020 (AFP / Anwar Amro)

 

Nous avons passé, avec trois autres photographes de l’AFP au Liban, Anwar Amro, Ibrahim Chalhoub et Mahmoud Zayyat plusieurs jours à visiter les intérieurs et les cuisines des principales villes du pays: à Beyrouth, Tripoli, Byblos, Jounieh et Saïda. Des Libanais et Libanaises ont  accepté d'être photographiés à côté de leurs réfrigérateurs béants. Usés et jaunis par le temps, ou bien d'un blanc immaculé, tous ces frigos ont un point commun: étagères et bacs sont quasiment vides.

Cela nous a pris longtemps et nous avons essuyé bien des refus. Une des conditions était que nous ne donnions pas, dans nos légendes, le nom des personnes prises en photo. Ceux qui ont accepté de nous ouvrir leurs portes l’ont fait en espérant que nos images auraient un impact en donnant à voir la réalité libanaise en Europe et dans le reste du monde. “Est-ce que vous allez nous aider ? On espère que cela servira à quelque chose”, me suis-je entendu dire.

 

Et quand nous avons pu finalement accéder à l’intimité de ces familles… j’étais choqué, je n’imaginais pas qu’il y avait des gens qui vivaient ainsi. J’ai vu des réfrigérateurs où il ne restait plus que les médicaments. Beaucoup mangeaient grâce à l’aide des voisins…. Ou les restes de la veille. 

 

Une Libanaise de Byblos, au nord de Beyrouth, le 19 juin 2020 (AFP / Joseph Eid)

C’était très lourd. Il m’est même arrivé de ne pas faire de photos. Je pense notamment à cette femme, dont l’enfant handicapé était mort faute de soins, et dont le mari avait perdu son emploi depuis plusieurs mois… La veille, ils avaient commémoré le 40ème jour de la mort de leur enfant. Elle pleurait, pleurait, pleurait, parlait de mettre fin à ses jours… comment allais-je lui demander d’ouvrir son frigo ?

 

 
Tripoli, le 17 juin 2020 (AFP / Ibrahim Chalhoub)

Au Liban, même le riz est devenu cher. Tout a augmenté. Prenez le lait en poudre pour les enfants: le paquet d’un kilo est passé de 20.000 livres libanaises à 80.000, en trois ou quatre mois. Autour de moi, je connais au moins une vingtaine de familles qui souffrent. 
 

 
A Saïda, au sud de Beyrouth, le 18 juin 2020 (AFP / Mahmoud Zayyat)

Prenons un autre exemple: l’huile de moteur, avant la crise, coûtait 70.000 livres, désormais c’est 280.000. Pour les gens qui ont un salaire d'un million et quelques livres, c’est intenable. La viande est devenue un luxe: le mouton, qu’on aime partager entre amis ou la vache… Mais les Libanais aiment inviter, cela fait partie de leur fierté, ils sont prêts à s’endetter parfois pour continuer.
 

 

 

Dans la ville portuaire de Tripoli (nord du Liban), le 17 juin 2020 (AFP / Ibrahim Chalhoub)

Il y a toute une litanie d’exemples. Le système public d’approvisionnement en énergie est si délabré que les Libanais doivent payer deux factures: ils doivent payer le fournisseur étatique et compléter avec un fournisseur local qui distribue de l’électricité quand le réseau est en panne grâce à des générateurs marchant au diesel ! Pour l’eau c’est pareil: on paye le service public et on doit acheter des citernes à côté.

La bonne nouvelle c’est qu’après ce reportage j’ai reçu des dizaines d’appels de médias, d’ONG et même, discrètement, de politiques, qui m’ont demandé comment ils pouvaient aider. Je les ai mis en relation avec certaines ONG qui nous avaient aidé à trouver ces familles. 

A Saïda, au sud de Beyrouth, le 16 juin 2020 (AFP / Mahmoud Zayyat)

Je suis né il y a 44 ans, je fais partie de cette génération d’enfants de la guerre: quand j’étais enfant, nous étions en pleine guerre civile. Elle a commencé en 1975 et s’est achevée en 1990, faisant plus de 150.000 morts dans ce petit pays de presque 7 millions d'habitants, terre d'accueil de réfugiés et si riche en cultures… que beaucoup ont du quitter à regret pour survivre ailleurs. En 1990, alors que l’on sortait du conflit et que j’entrais dans l'adolescence, les banques se sont effondrées et mon père a perdu toutes ses économies. En 2006, quand je commençais tout juste à travailler pour l'AFP, il y a eu la guerre avec Israël. 
 

Pendant presque toute ma vie j’a vécu dans un Liban en crise, qu’elle soit sécuritaire ou économique. Depuis 2019, le pays est en ébullition et réclame des réformes qui mettent fin à la corruption et à la concentration de richesses dans quelques mains. 

Mais nous les Libanais, nous gardons toujours l’espoir. “We never die”, on est comme le Phénix qui renaît de ses cendres. 

Beyrouth, le 19 octobre, 2019 (AFP / Patrick Baz)

Récit par Joseph Eid. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer.  

Joeph Eid