Un panneau met en garde contre Ebola à Freetown, le 7 novembre 2014 (AFP / Francisco Leong)

Le virus et la peur

LONDRES, 12 décembre 2014 - Partir en Sierra Leone pour couvrir Ebola, et se rendre compte que ça n’a rien à voir avec ce que l’on imagine…

Nous sommes à Londres, fin octobre. L’AFP cherche un reporter vidéo pour partir quinze jours en Sierra Leone afin de couvrir l’épidémie meurtrière ui fait rage dans ce pays, celui où elle progresse le plus vite, surtout dans l'Ouest, comprenant la capitale Freetown, après avoir ravagé l'Est, aux confins de la Guinée et du Liberia. A cette époque, plus de 10.000 personnes ont déjà été infectées par le virus en Afrique de l’Ouest (le chiffre a presque doublé aujourd'hui), avec un taux de mortalité estimé entre 60 et 70 %. Je me porte volontaire sans la moindre hésitation. Je veux me rendre en Afrique, pour raconter l’histoire de toutes ces personnes terrifiées par une des maladies les plus atroces qu’un être humain puisse attraper.

Mais je me rends compte très vite que le virus ne terrorise pas que les Africains qui vivent au cœur de la maladie. Dès que je parle de mon voyage à ma famille et à mes collègues, les visages pâlissent. « Mais tu es dingue de partir là-bas ! Et si tu es contaminée ? Et nous, on risque quelque chose à ton retour ? »

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Oui, sauf que si nous, journalistes, arrêtons d’aller sur place, alors qui racontera au reste du monde cette terrible maladie ?

Evidemment, avant de partir, je lis beaucoup d’articles sur l’épidémie. Je me renseigne sur le mode de transmission du virus, les moyens de s’en protéger. On m’explique le protocole en vigueur à l’AFP : ne jamais s’approcher d’un malade, ni d’un corps ; toujours rester à plus de six mètres d’un personne suspecte, se laver les mains tout le temps avec un produit anti-bactériologique. Si je respecte toutes ces règles, je serai en sécurité. Mais cette multitude de précautions ne m’empêchera-t-elle pas de faire mon travail de journaliste, lequel consiste essentiellement à s’approcher des gens et à leur parler?

C’est la sixième mission de l’AFP dans les pays affectés par le virus. Plusieurs de mes collègues se sont déjà rendus en Sierra Leone ces derniers mois, et nous voulons y retourner pour approfondir le sujet, couvrir encore plus d’aspects de la maladie et de son impact sur la vie du pays. Côté texte, c’est Anne Chaon, basée à Paris, qui répond très rapidement présent. Le photographe Francisco Leong, basé à Lisbonne, complète l’équipe. Le départ a lieu le 5 novembre.

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A l’arrivée à Freetown, à peine sortis de l’avion et avant même d’entrer dans le terminal, nous devons nous laver les mains au chlore. Quelques mètres plus loin, du personnel en blouse blanche et masque chirurgical nous distribue un prospectus sur Ebola et vérifie notre température avec un thermomètre infrarouge en forme de pistolet. C’est le premier contrôle d’une longue, très longue série.

La prise de température, rituel incessant

Un agréable voyage en bateau-taxi sur la rivière Sierra Leone, qui sépare l’aéroport de la ville, et nous voici à l’hôtel. Là encore, la prise de température est la première formalité à laquelle nous avons droit à notre arrivée, avant même le check-in. Il en ira ainsi tout au long de notre séjour, dans des bâtiments administratifs, lors de contrôles routiers de l’armée, dans toutes sortes d’endroits et toutes sortes de circonstances.

Je mentirais si je disais que je n’ai aucune appréhension en arrivant dans ce pays. C’est ma première mission pour l’AFP en Afrique, mais j’ai déjà visité plusieurs pays du continent à titre personnel. Je sais que dans la plupart des endroits, on tombe sans arrêt sur de joyeuses nuées de gamins qui s’approchent de vous pour jouer, vous saluer, faire des câlins… Comment pourrai-je être sûre qu’aucun d’entre eux n’est malade ?

Opération d'approvisionnement du Programme alimentaire mondial dans un quartier de Freetown en quarantaine, le 7 novembre 2014 (AFP / Francisco Leong)

Mais très vite, mes craintes se révèlent infondées : aucun enfant ne s’approche de moi. Ceux qui font mine de tenter l’aventure se font rappeler à l’ordre sans ménagement par les adultes qui les entourent. Les Sierra-Léonais sont habitués depuis longtemps à prendre les mesures de précaution élémentaires contre la contagion.

Chantiers paralysés

Premier reportage avec une équipe du Programme alimentaire mondial. Il s’agit d’une distribution de nourriture dans des zones en quarantaine. Nous suivons le convoi dans un quartier populaire, escarpé, de Freetown. Ce fut une belle ville. Toutes les maisons sont à flanc de colline. La route longe des chantiers désertés. Michael, notre chauffeur, nous explique que le gouvernement les a tous arrêtés à cause d’Ebola.

Pourtant autour de nous, les motos taxis agglutinés attendent leurs clients et les poda-poda, ces camionnettes-minibus typiques de Freetown, vont et viennent comme si de rien n'était, bondées comme d'habitude. Les vendeurs de rues proposent tout un tas d’articles sur les étals dressés sous parasols ou à même le sol. La rue vit. Les trottoirs grouillent de monde.

Dans le quartier de Lester Road à Freetown (AFP / Francisco Leong)

En venant ici, je pensais trouver un pays paralysé, où tout le monde circulerait en bottes de caoutchouc, gants de latex et masques protecteurs sans se toucher, en s’évitant les uns les autres comme la peste.

Mais en ville, on dirait qu’Ebola n’existe pas.

Certes,il y a bien quelques panneaux publicitaires de prévention qui mettent en garde contre la consommation de viande de brousse, comme les chauves-souris et les singes, et rappellent les symptômes de la maladie, la fièvre surtout.

Certes les bars et les boîtes de nuit sont fermés, et les rassemblements publics sont interdits. On ne trouve plus de grands attroupements dans la rue autour d’une télé à l’heure des matches de football.

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Mais les marchés restent ouverts, les gens sont dehors, ils continuent de travailler, et d’aller à l’église ou à la mosquée. A la messe, les fidèles évitent de se toucher, et les grandes accolades qui ponctuent généralement les rites religieux baptistes n’ont plus lieu d’être, mais c’est tout. La vie continue. Les coiffeuses tressent leurs clientes sur les trottoirs en papotant avec les voisines, les couples viennent prendre le frais le soir sur la plage d'Aberdeen et les filles embusquées dans les fourrés tapinent à la lueur des phares.

Entre la peur et la réalité, un profond décalage

Quand je téléphone à mes proches en Europe, je ressens à fond le décalage entre ce que je vois et ce qu’ils imaginent. Ma famille s’inquiète pour moi, pense que je passe mes journées dans des rues jonchées de mourants et de cadavres, vêtue d’une combinaison d’astronaute au milieu de hurlements continuels d’ambulances.

La peur en Occident ne correspond pas à la réalité que j’observe en Afrique. Je me dis que c’est en partie de notre faute à nous, les médias. Depuis des mois, les télévisions européennes ou nord-américaines montrent surtout des médecins en tenue de protection, des hôpitaux de campagne où les gens meurent par dizaines, des fossoyeurs au travail. Des images de film-catastrophe, qui font penser à « Contagion ». Alors, comme d’autres de nos confrères, nous cherchons à élargir au maximum les angles d’approche, à parler de l’impact de l’épidémie sur la santé maternelle, sur la sexualité, la vie quotidienne, l’économie, la scolarité des enfants…

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A Freetown mais aussi dans les provinces, à Port-Loko au nord, à Kenema à l’est, les gens avec qui nous discutons sont unanimes : il faut se protéger, respecter les consignes de sécurité, ne pas se toucher. ABC : « Avoid Body Contact » (éviter le contact corporel). C’est le refrain officiel que tout le monde reprend et applique.

Ignorer son enfant malade pour sauver sa propre vie ?

Mais très vite, on comprend que ce n’est pas toujours aussi simple : Une maman doit-elle ne plus toucher son enfant s’il présente des symptômes qui  peuvent aussi être ceux d’une crise de paludisme? Le laisser mourir pour ne pas prendre le risque de contaminer le reste de la famille? L’ignorer pour sauver sa propre vie?

Nous rencontrons Hawa, 33 ans. Elle vient de Mabella, un bidonville de Freetown. Elle a survécu à Ebola mais a perdu son mari et deux de ses enfants. Selon elle, les règles de sécurité ne sont pas toujours évidentes à respecter. « Quand vous arrivez ici, vous êtes obligés de toucher, parce qu’il y a trop de gens. Si vous venez au marché c’est impossible de ne pas toucher les autres », dit-elle.

Pour aider ses compatriotes, elle a décidé de devenir « contact tracer » pour la Croix-Rouge. Elle veille à garder le contact avec l'entourage des malades ou des morts qui est suivi quotidiennement voire placé en quarantaine pendant vingt-et-un jours, en leur expliquant les règles de sécurité et pourquoi il est important de les suivre.

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Il y a aussi Sillah. Il a 14 ans et habite à Moyamba Junction, à l'est de Freetown. Il a contracté le virus mais il a survécu, alors que son père et trois de ses frères et sœurs sont décédés. Il s’inquiète maintenant pour son avenir : qui va lui payer son école quand celle-ci rouvrira ?

Psychose dans le voisinage

Partout le même esprit de survie, le même souci d’aller de l’avant, de penser à ce qui se passera après l’épidémie.

Et Idrissa, un autre survivant d'Ebola qui habite dans la banlieue de Freetown, à Waterloo. Il a vaincu la maladie mais il a perdu huit membres de sa famille. Aujourd'hui il s'inquiète pour ses proches. Ils n'arrivent plus à se nourrir correctement, et il a du mal à trouver du travail à cause de l’épidémie. Certains de ses voisins ne veulent plus lui parler, ils ont peur d'attraper le virus. Pour leur faire comprendre qu'il n’est pas dangereux, il se balade en permanence avec son certificat de santé qui déclare qu'il a survécu et qu'il n'y a plus aucun risque pour lui ni pour les autres.

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Pendant quinze jours, j’ai côtoyé toutes ces personnes ordinaires aux histoires extraordinaires. Des gens qui vivent dans le dénuement le plus total, dans un des pays les plus pauvres du monde. Qui à peine sortis de onze ans de guerre civile et d’atrocités inimaginables sont maintenant frappés par cette épidémie de fièvre hémorragique.

Et pourtant, la peur d’Ebola semble étrangement moins présente chez eux que chez nous, en Europe.

Les experts sont formels : le risque de contracter le virus hors d’Afrique est pratiquement nul. Et lorsque par malheur cela arrive, les perspectives de guérison sont incomparablement plus élevées dans les grands hôpitaux de nos métropoles européennes ou américaines qu’au fin fond de la brousse.

Mais cela ne suffit pas à contenir la psychose dans les pays riches. La peur de voir cette fièvre qui tue dans d’atroces souffrances sortir soudain d’Afrique et arriver à nos portes, le fantasme de l’expansion d’une pandémie meurtrière.On fait toute une histoire à chaque fois qu’un Blanc attrape la maladie, sans vraiment compatir avec les populations entières touchées de plein fouet par ce fléau en Sierra Leone, au Liberia ou en Guinée. Ce que je retiendrai de cette mission, c’est que la peur est souvent plus contagieuse que les virus.

Céline Cléry est une reporter vidéo de l’AFP basée à Londres.

Une mère attend de faire vacciner son enfant dans un centre de santé de la banlieue de Freetown, le 14 novembre 2014 

(AFP / Francisco Leong)