Le prêtre au cœur immense
BEYROUTH, 11 avril 2014 - Après d’interminables échanges sur internet avec des activistes, nous avions enfin réussi à réaliser une interview, via Skype, du père Frans van der Lugt, ce prêtre jésuite néerlandais bloqué dans un des vieux quartiers de Homs, assiégés et bombardé depuis près de deux ans par les troupes syriennes.
La fenêtre de Skype montrait un homme âgé, aux joues pâles, habillé en noir, portant lunettes. Sur son crâne dégarni, deux bandages qui recouvraient une blessure.
Tout au long des trois quarts d’heure de notre discussion, je n’avais pu que constater la différence énorme entre ma situation –confortablement installé dans mon bureau à Beyrouth- et celle de mon interlocuteur, contraint de changer trois fois de place à cause des coupures de courant. Avec une connexion lente et incertaine, l’image et le son étaient faibles.
Mais en dépit de ces difficultés techniques, son regard était apparu dans toute sa vivacité, et nous avions pu nous entretenir de la vie quotidienne des Syriens, de leur « patience », et de leur force de caractère.
Il se vivait comme l’un des leurs, il ne voulait pas, ne pouvait pas les abandonner, dans la situation d’assiégés qui était la leur. Parce que, disait-il, « ils m’ont tellement donné, tellement de gentillesse, d’inspiration, tout ce qu’ils ont. »
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« Puisque le peuple syrien souffre aujourd’hui, je veux partager sa douleur et ses épreuves ».
Depuis juin 2012, la vieille ville de Homs vit sous le siège des forces du régime du président Bachar al Assad. Aucune aide n’y est parvenue depuis novembre de cette année. Les 500 familles qui vivent là, sous des bombardements presque quotidiens, en sont réduites à manger plantes et herbes folles, autour d’eux.
Le prêtre néerlandais avait fait la une de la presse internationale en janvier, en lançant sur Youtube un appel poignant en faveur de ces désespérés de Homs. La situation, disait-il, est « insoutenable », et « les gens ne trouvent rien à manger ».
Outre de la faim, les habitants du vieux Homs souffrent de coupures de courant et de toutes les brutalités et privations des situations de guerre.
Le père Frans avait 75 ans, dont près de cinquante passées en Syrie. Là-bas, les gens le respectaient, y compris ceux qu’il appelait les « shebab », les jeunes. Il venait en aide à chacun, avec humilité. Il parlait parfaitement l’arabe.
En discutant avec des activistes de Homs, nous avons pu en savoir un peu plus sur cet homme qui « nous traite comme si nous étions ses propres enfants», comme nous l’avait raconté Thaer, une jeune homme de 25 ans de la vieille ville.
Yazan, un autre activiste de Homs, ne tarissait pas d’éloges à propos de cet homme « chaleureux et authentique ».
« On passe le voir, on lui demande s’il a besoin de quelque chose, mais pour dire vrai, c’est plutôt lui qui vient nous voir que l’inverse », témoignait-il.
“Il a des tas de choses à dire au reste du monde, sur la situation humanitaire à Homs”, disaient d’autres habitants.
Le père Frans racontait ces jeunes de 20 ans, affamés, « qui n‘ont rien », il répétait qu’il n’y avait que « très peu de nourriture », et qu’on irait pas au-delà de trois semaines. Il décrivait des visages « jaunis et diminués », des corps « affaiblis, qui ont perdu toute énergie ». Et des hommes « qui ont aussi un cœur, qui ne sont pas que des corps ».
Il m’avait répété qu’il ne voulait pas quitter la Syrie. « Comment pourrais-je partir… ce serait impossible… »
Le lundi 7 avril, un homme est venu chez lui, l’a entrainé hors de sa maison, et lui a tiré deux balles dans la tête.
« C'est ainsi que meurt un homme de paix, qui, avec un grand courage, a voulu rester fidèle, dans une situation extrêmement risquée et difficile, à ce peuple syrien à qui il avait donné depuis longtemps sa vie et son assistance spirituelle », déclarait peu après le porte-parole du Vatican, le père Federico Lombardi.
Le père Frans devait être enterré en Syrie, « comme il le souhaitait », a ajouté Jan Stuyt, le secrétaire de l’ordre des Jésuites néerlandais, auquel il appartenait.
Lorsque nous étions arrivés à la fin de l’interview, le père Frans m’avait dit au revoir en prononçant mon nom, qui signifie « généreux » en arabe.
« J’espère que tu resteras généreux, Karim, dans ta vie et dans tes rêves », m’avait-il dit.
Cette petite phrase reste présente dans mon esprit, maintenant que je sais qu’elle venait d’un homme qui a payé de sa vie sa propre générosité.
Le corps du père Hans van der Lugt, sur une photo publiée par un groupe d'activistes chrétiens en Syrie
(AFP / HO / About our Neighbourhood al-Hamidiyeh Simply)
Karim Abou Merhi est journaliste au bureau de l’AFP à Beyrouth.