Manifestation contre une guerre avec l'Iran à Washington, le 9 janvier 2020 (AFP / Jim Watson)

La troisième guerre mondiale des collégiens

Vaulx-en-Velin (France) - "Monsieur, le collège est pas fermé avec la 3e Guerre mondiale ?". Le principal du collège Henri-Barbusse de Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon (centre-est de la France), ne s’attendait sans doute pas à une telle interpellation au retour des vacances de Noël. 

Nous non plus. Nous étions en route pour le collège où nous avions rendez-vous avec les 3e pour débuter notre “résidence” de trois mois d’ateliers d’éducation aux médias dans le cadre de l’association Entre les lignes, qui rassemble 200 journalistes bénévoles du groupe Le Monde et de l’Agence France-Presse (AFP).

AFP/Sandra Laffont

"Ils vont sûrement nous parler des feux en Australie. L’assassinat du général iranien Soleimani ? Sans doute pas...". Le contexte est certes très tendu au Moyen-Orient depuis la frappe américaine contre ce haut responsable iranien en Irak, mais tout cela peut sembler loin, vu depuis la France.

"Quand ils sont arrivés à 8H00 du matin, ils ne parlaient entre eux que de ça. Au départ je n’ai pas compris et je leur ai dit : ‘On a vu ensemble la 2nde Guerre mondiale mais c’est terminé’. ‘Non, mais on parle de la 3e Guerre’. Je ne savais pas quoi leur répondre alors je leur ai dit: ‘vous demanderez aux journalistes qui viendront vous voir dans deux heures", témoigne une enseignante. Une autre professeure nous a confié s’être sentie totalement démunie face au sujet. Une troisième relativise: "Je n’ai pas senti d’inquiétude de fond ni d’importance démesurée au sujet". 

 

Veillée de musulmans shiites à Islamabad au Pakistan, au lendemain de la mort du général iranien Qasem Soleimani tué lors d'une frappe ciblée des Etats-Unis à Bagdad, le 7 janvier 2020. (AFP / Aamir Qureshi)

 

On arrive en classe. Deux élèves évoquent des vidéos montrant des tanks acheminés par des trains, non loin de Strasbourg. Des choses vues "sur les réseaux sociaux, sur Snap[chat], Twitter".

Ils ignorent d’où proviennent ces "informations". Et sur Snapchat, difficile de retrouver la trace de ces publications. "Comment savez-vous que c’est bien à Strasbourg et en ce moment ?", demandons-nous. Pas de réponse. D’autres parlent d’une prime de plusieurs dizaines de milliards de dollars pour quiconque apporterait la tête de Donald Trump promise par l’ayatollah Khamenei. En voyant de telles infox, on comprend qu’ils pensent à un conflit mondial…

 

(AFP/ Sandra Laffont)

Ils ont bien compris qu’un chef iranien a été tué le 3 janvier 2020. Mais qui ? Où ? Comment ? Pourquoi ? Ils n’arrivent pas à répondre précisément à ces questions. L’actu n’arrive à eux que par un flux irrégulier sur les réseaux sociaux. Tous parlent de "3e Guerre mondiale", ont vu le hashtag "#WW3" mais aucun ne se souvient du nom du général.

On reprend les choses une par une. D’abord, de quoi parle-t-on précisément ? Les faits – rien que les faits – avec les « 5W », piliers du journalisme : quoi (What), quand (When), qui (Who), où (Where) et pourquoi (Why). Ensuite, seulement, on peut se demander : quelles pourraient être les éventuelles conséquences ?

Manifestation contre la guerre entre l'Iran et les Etats-Unis à Washington, le 9 janvier 2020. (AFP / Jim Watson)

En parallèle, certains ont des réflexions très pertinentes. Une élève parle de l’Iran et de la Russie, des "copains". Ce n’est pas le mot juste mais ce n’est pas grave, ses camarades la corrigent. Un autre aussi remarque : "On a vu la 1ère Guerre mondiale en classe et on a vu qu’il y a avait des alliés. On est alliés de l’Amérique. Du coup, il y en a plein qui se sont dit que, s’il y avait la guerre, tous les alliés vont y rentrer. Et la 1ère Guerre mondiale a commencé par un meurtre".

Une autre élève nous épate: "J’ai vu une info sur Macron qui invitait tous les jeunes nés sur une période précise à rejoindre les troupes pour entrer en guerre. J’ai trouvé ça hallucinant et je suis allée vérifier sur le compte officiel du président, tellement c’était improbable".  Soyez sceptiques, vérifiez: C’est exactement ce que nous cherchons à inculquer aux élèves.

Manifestation à Téhéran le 4 janvier 2020 après la mort du général iranien Qasem Soleimani tué dans un raid américain en Irak. (AFP / Atta Kenare)

La réception de la "menace" d’une guerre à laquelle participeraient les Français était très différente selon les classes. Pour l’une, il était évident que c’était du second degré, une extrapolation entretenue, notamment, par des jeunes Américains qui blaguaient autour de l’idée de leur éventuelle mobilisation à l’armée. Une autre y adhérait sans recul.

En ce début d’année 2020 le sujet était en tous cas dans dans toutes les discussions. Et pas seulement à Vaulx-en-Velin, une ville déshéritée de la banlieue lyonnaise où on se sent souvent caricaturé par les médias. Ces interrogations-là, nous les avons entendues le même jour dans Paris ou à la bibliothèque Part-Dieu.

Manifestation contre une guerre avec l'Iran à Washington, le 9 janvier 2020 (AFP / Jim Watson)

Michel Sailhan, un journaliste de l’AFP à la retraite, intervenait dans le cadre d’Entre les lignes au collège Maurice Utrillo dans le 18e arrondissement de Paris. Premier échange: "Bonjour Monsieur et bonne année. Alors, est-ce que c’est vrai que c’est la 3e Guerre mondiale ?". Le lendemain soir, le directeur de notre association, Olivier Guillemain, animait un atelier avec des adultes autour de la caricature à la bibliothèque Part-Dieu à Lyon, cinq ans jour pour jour après l’attentat contre Charlie Hebdo. Ici aussi, dans ce public pourtant averti, une retraitée se demandait pourquoi ses enfants n’arrêtaient pas de lui parler de ça.

Mi-janvier, le sujet continue d’interroger, comme une autre de nos journalistes bénévoles a pu le constater jeudi dans un collège de Vitry-sur-Seine, au sud-est de Paris.

Ce qui nous a marquées dans cet épisode ce n’est pas la légitimité de l’interrogation autour d’une potentielle 3e Guerre mondiale. C’est le fait que ce débat s’est tenu et a été alimenté en dehors de tous les médias traditionnels. Ce n’est pas une nouveauté mais une preuve de plus que les discussions s’imposent aujourd’hui d’abord par les réseaux sociaux et les internautes lambda. 

Le baromètre annuel de confiance dans les médias réalisé par Kantar pour le quotidien La Croix le montre bien d’ailleurs: les médias traditionnels sont de moins en moins des références en matière d’information, dans un climat de défiance toujours très fort vis-à-vis des journalistes.

(AFP / Olivier Douliery)

C’est vrai que face à ces classes nous nous sommes senties utiles. Utiles de pouvoir leur donner des armes pour exercer leur esprit critique et faire le tri dans les flux de vidéos qu’ils regardent sur Snapchat, YouTube.  Nous en sommes ressorties aussi en nous disant que ces échanges avec ces jeunes nous aident à ajuster notre façon de faire du journalisme, à mieux comprendre ce qui les anime et les intéresse. 

Vous serez d’ailleurs peut-être surpris d’apprendre que les trois sujets d’actualité qui retiennent le plus leur attention mi-janvier sont : les massacres en République démocratique du Congo (RDC), les feux en Australie et la répression de la minorité musulmane des Ouïghours en Chine. Sur la RDC, nous avons été très étonnées que ces conflits arrivent jusqu’à eux. Nous avons vite compris que de nombreux rappeurs avaient interpellé leurs fans sur le sujet via Instagram ou Twitter.

Et ils ne cessent de nous demander : “Et pourquoi, vous, les médias, ne parlez pas de tout ça ?”. A l’AFP comme au Monde, on en parle. Pas assez ? La question mérite d’être posée.  Sans doute en tous cas sur des canaux qui n'arrivent pas jusqu'à eux. 

Ce blog a été écrit par Delphine Roucaute, journaliste au Monde et Sandra Laffont, journaliste à l'AFP. Edition: Michaëla Cancela-Kieffer. 

(AFP / Sandra Laffont)

Cette résidence de journalistes est financée par la Drac Auvergne-Rhône-Alpes, le Grand Lyon et la ville de Vaulx-en-Velin, en partenariat avec l'association Entre les lignes et l'Agence France-Presse.  L'AFP consacre par ailleurs un blog à la vérification des informations circulant sur les réseaux sociaux. A lire sur AFP Factuel, plusieurs fact-checks récents sur l'Iran et l'Irak.